Peinture de Claude Marchalot
Héloïse aimait se souvenir du début, car tout début est annonciateur de la fin. Or, elle aimait à répéter le mot fin. Il devenait autre. Il révélait l’intime finalité, l’intime objectivité. Sans la triangularité, elle savait que rien ne perdurait. Ce que le cœur formule est une parole vivante. C’est ainsi que sont inscrites les réalités de l’être. La vie était résolument à offrir, en abondance, les sagesses saillantes et ancestrales. Chacune de ces manifestations avait le prodige de suspendre le temps. Héloïse s’était fait une promesse solennelle : ne plus jamais être dans la hâte. La propension qu’ont les gens à se précipiter, à entrer dans l’accumulation des actes mène à une véritable dissolution. Tout cela faisait montre d’une grande pénurie, d’une disette avérée de l’âme. La terre s’assèche et devient stérile. Sabine, une amie, lui avait déclarée avec beaucoup de souffrance : Je suis craquelée de partout. J’essaie d’écrire mais c’est de la putréfaction qui sort de moi. Ma terre est sèche et putride. Héloïse l’avait regardée alors avec stupeur. Le visage de Sabine était consumé de douleur ; son regard se voulait s’accrocher à celui d’Héloïse ; ses yeux noisettes cernés de noir lui parlaient dans la tourmente. Héloïse lui touchait le cœur avec les mains de son âme. Sans rien dire et Sabine buvait les gouttes. Héloïse la voyait déglutir lentement. Héloïse redécouvrait le monde qu’elle avait quitté depuis des années. Elle ne savait plus rien.
Quand elle le rencontra, il figea son regard et elle le vit plonger très loin, dans une sorte d’irréalité irrépressible. Ils étaient assis, l’un face à l’autre, devant une petite table, au café Le Rostand, qui se situait devant le Jardin du Luxembourg. Mais tous les clients ainsi que le personnel avaient disparu. Héloïse pensa qu’il souhaitait volontairement donner à l’instant une intensité qui devait les lier à tout jamais. L’idée même qu’il voulut la séduire l’effleura. Pourtant, elle ne fut pas décontenancée par ce regard insistant. Elle ne fut pas même émue. Il lui sembla soudain qu’il n’allait plus revenir. Les yeux fixés vers un ailleurs, mais simultanément aussi vers elle, ne la bouleversèrent guère. Elle plongea dans le tremblement de ses prunelles. Les lèvres de l’homme étaient entrouvertes. Son air hagard finit par l’inquiéter. Elle sut, bien plus tard, lors qu’Héloïse l’interrogea, qu’à ce moment, il avait subitement pris conscience du chemin sans retour dans lequel il s’engageait. Ils le savaient : tous deux incarnaient ce voyage. Tous deux devenaient cette voie. Tous deux devenaient sens. L’intention avait été décisive. L’intention s’était formulée, s’était écrite, s’était dite. Seulement, Héloïse savait pertinemment qu’il n’était sans doute pas totalement conscient de ce qu’impliquait une telle relation. J’étais dans l’impossibilité de faire marche arrière, lui confia-t-il un jour. Il est vain de lutter contre le Destin. Maintenant, Héloïse en était convaincue. Elle avait tenté d’effacer les pages de Celui-ci avec une main vigoureuse. Mais, tout revenait à sa place. N’avait-elle pas eu, en songe, la vision d’une longue phrase dont le décodage lui était révélé clairement, et n’avait-elle pas vu ce Destin, inscrit ou plutôt creusé dans un espace qui n’était nullement matière, ni même espace localisable ? Elle avait tenté d’effacer deux nœuds, deux nœuds qui lui avaient paru terrifiant. Mais, l’on avait replacé fermement ces nœuds à leur place. Non, Héloïse savait que l’on n’échappe pas à son Destin. Les phénomènes participent de notre histoire singulière. Alors, pour lui, sans autre raison que lui, elle posa sa main sur la sienne et lui dit avec les yeux : je suis là.
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