Discours du chef Seattle,

Discours prononcé en 1854 par Seattle (v. 1786-1866), chef des tribus Duwamish et Suquamish, devant le gouverneur Isaac Stevens.

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Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ?

L’idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ?

Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple.

Chaque aiguille de pin luisante, chaque rive sableuse, chaque lambeau de brume dans les bois sombres, chaque clairière et chaque bourdonnement d’insecte sont sacrés dans le souvenir et l’expérience de mon peuple.

La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l’homme rouge.

Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu’ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n’oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l’homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l’homme, tous appartiennent à la même famille.

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Dante, Ibn Arabi et le voyage nocturne

« […] dans l’Islam, nous rencontrons l’épisode du « voyage nocturne » de Mohammed, comprenant pareillement la descente aux régions infernales (isrâ), puis l’ascension dans les divers paradis ou sphères célestes (mirâj) ; et certaines relations de ce « voyage nocturne » présentent avec le poème de Dante des similitudes particulièrement frappantes, à tel point que quelques-uns ont voulu y voir une des sources principales de son inspiration. Don Miguel Asîn Palacios a montré les multiples rapports qui existent, pour le fond et même pour la forme, entre la Divine Comédie (sans parler de certains passages de la Vita Nuova et du Convito), d’une part, et d’autre part, le Kitâb el-isrâ (Livre du Voyage nocturne) et les Futûhât el-Mekkiyah (Révélations de la Mecque) de Mohyiddin ibn Arabi, ouvrages antérieurs de quatre-vingts ans environ, et il conclut que ces analogies sont plus nombreuses à elles seules que toutes celles que les commentateurs sont parvenus à établir entre l’œuvre de Dante et toutes les autres littératures de tout pays. En voici quelques exemples : « Dans une adaptation de la légende musulmane, un loup et un lion barrent la route au pèlerin, comme la panthère, le lion et la louve font reculer Dante… Virgile est envoyé à Dante et Gabriel à Mohammed par le Ciel ; tous deux, durant le voyage, satisfont à la curiosité du pèlerin. L’Enfer est annoncé dans les deux légendes par des signes identiques : tumulte violent et confus, rafale de feu… L’architecture de l’Enfer dantesque est calquée sur celle de l’Enfer musulman : tous deux sont un gigantesque entonnoir formé par une série d’étages, de degrés ou de marches circulaires qui descendent graduellement jusqu’au fond de la terre ; chacun d’eux recèle une catégorie de pécheurs, dont la culpabilité et la peine s’aggravent à mesure qu’ils habitent un cercle plus enfoncé. Chaque étage se subdivise en différents autres, affectés à des catégories variées de pécheurs ; enfin, ces deux Enfers sont situés tous les deux sous la ville de Jérusalem…

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« Société du spectacle » et « Civilisation festive » (Guy Debord et Philippe Muray) (II)

Je vous propose de lire attentivement ce texte, qui sans présenter des solutions concrètes, ni même correspondre entièrement et dans l’absoluité à ma lecture du monde, met l’accent sur une bien triste et avérée réalité. Compte tenu de sa longueur, cet écrit sera publié en plusieurs fois.

L’héritage de Guy Debord :


A s’en tenir à leur position sur l’échiquier idéologique, la filiation entre Muray et Debord ne paraît pas évidente. Le premier est présenté par ses détracteurs comme un « anar de droite », le second comme un gauchiste révolutionnaire. Le premier répète à l’envi que « tout, absolument tout est foutu » (refrain connu des vieux réac, pour qui tout était mieux avant), le second assène à qui veut l’entendre qu’il faut « faire place nette », détruire toutes les idoles pour installer une civilisation radicalement nouvelle (scie habituelle des marxistes). Si l’on passe néanmoins par-dessus ces divergences idéologiques (en fait, ni l’un ni l’autre ne se pense en acteur politique, chacun se voit en pamphlétaire) on s’aperçoit qu’il y a moins solution de continuité entre ces deux pensées, que prolongation et approfondissement d’une lecture critique de la société, à travers un savant démontage de sa mise en scène. Guy Debord (1931-1994), écrivain et cinéaste d’avant-garde, se fait remarquer en 1967 avec la publication d’un essai intitulé La Société du Spectacle dans lequel il tente de montrer que le « spectacle », c’est-à-dire la représentation médiatisée de la réalité (via la pub, la télé, la presse, l’édition, la culture, le cinéma, la mode, et plus généralement l’industrie des loisirs), se substitue à la réalité elle-même. Debord situe son analyse dans le prolongement de Marx et de Lukács, c’est-à-dire qu’il reprend la notion d’aliénation des masses par la fétichisation de la marchandise.

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« Société du spectacle » et « Civilisation festive » (Guy Debord et Philippe Muray) (I)

Je vous propose de lire attentivement ce texte, qui sans présenter des solutions concrètes, met l’accent sur une bien triste et avérée réalité. Compte tenu de sa longueur, cet écrit sera publié en plusieurs fois.

INTRODUCTION :


Au moment où j’écris ces lignes (7 mars 2012), je reçois, comme des centaines d’autres internautes, un email d’Interflora rédigé comme suit : « J-1 avant la journée de la Femme : offrez un bouquet aux femmes qui vous sont chères ». A première vue, il y a tout lieu de se réjouir d’être averti d’un tel événement : n’est-ce pas l’occasion rêvée, en obtempérant à cette suggestion d’achat, de faire plaisir à la femme qu’on aime tout en célébrant, plus généralement, le sexe auquel elle appartient ? Et pourtant, d’où vient qu’on ne puisse se départir d’une espèce de malaise en lisant ce mail. Est-ce que cela vient du caractère injonctif de l’exhortation « offrez un bouquet ! » qui, en jouant sur la corde sentimentale, cherche à m’extorquer quelques sous pour un bouquet de roses ? De l’aspect intrusif du message (« mais de quoi se mêlent-ils ? ») ? Ou est-ce que cela ne vient pas plutôt de la forme d’ultimatum (« J-1 ») donnée à l’information à propos d’une fête que je respecte mais que je n’ai pas forcément envie de fêter à l’unisson de l’univers ? De tout cela à la fois aurait dit feu Philippe Muray, qui aurait ajouté que la source du malaise est plus certainement encore dans le sentiment diffus qu’il est plus que jamais impossible à quiconque d’échapper à l’idéologie des bons sentiments, impossible – sauf à s’isoler sur une île déserte – d’obvier à l’applaudissement obligatoire des grandes Causes humanistes : de la lutte contre la discrimination à la bataille contre le tabac, en passant par la mobilisation contre la guerre, les manifs contre le nucléaire, la commémoration de la Révolution française, et… la célébration de la journée de la Femme. Pour Philippe Muray, notre civilisation est atteinte d’un mal aussi étrange que paradoxal, qui n’est autre que… la passion du Bien.

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La vie extraordinaire de Yunus Emre (3)

(…)
Alors il embrassa les hommes qui l’avaient accueilli et revint au monastère en courant et pleurant. « Taptuk me pardonnera-t-il d’avoir douté de lui ? » se disait-il, buvant le vent. « Me pardonnera-t-il jamais ? » Il parvint à la nuit tombée à la porte vermoulue qui fermait la palissade. Il cogna du poing, appelant et demandant pitié. Le visage de l’épouse de Taptuk apparut au-dessus du mur.

« — Te voilà revenu, Yunus», dit-elle doucement. « Pauvre enfant, je ne sais si Taptuk t’acceptera à nouveau parmi nous. Ton départ l’a désespéré.» « Quel malheur, m’a-t-il dit, mon fils le plus cher m’a quitté. Que vaut ma vie désormais ? » « Je vais t’ouvrir. Tu te coucheras dans la poussière de la cour. Demain, quand ton maître fera sa promenade du matin, il butera du pied contre ton corps. S’il dit : « Qui est cet homme ? », alors tu devras partir pour toujours. S’il dit : « Est-ce là notre bon Yunus ? », alors tu sauras que tu peux à nouveau vivre en sa présence. Entre, mon fils. »

Yunus se coucha dans la poussière de la cour. Au jour revenu, il vit s’approcher Taptuk l’aveugle au bras de son épouse. Il ferma les yeux, sentit un pied contre son flanc, entendit :
« — Est-ce là notre bon Yunus ? »

Il se leva, ébloui de lumière et de bonheur, courut à son balai et se remit à balayer la cour.

Ainsi fit-il jusqu’à sa mort, sans faillir un seul jour. Quand il fut devenu semblable à la poussière mille fois envolée, ses chants s’élevèrent, envahirent les lieux où vivaient les hommes et les nourrirent avec tant de persévérante bonté qu’aujourd’hui encore neuf villages, en Anatolie, revendiquent le privilège d’avoir sur leur territoire la vraie tombe de Yunus Emré, l’homme que Taptuk l’aveugle illumina.

Henry Gougaud-Histoire de Yunus Emré

La vie extraordinaire de Yunus Emre (2)

(…)
Cependant sa confiance en Taptuk peu à peu le quitta. Cet homme, décidément, l’avait trompé. Il n’avait jamais eu l’intention de lui apprendre ce qu’il avait pourtant promis. « Je perds ma vie à espérer », se dit-il. Cinq ans encore, il balaya la cour en fredonnant, sans que nul ne l’écoute. Un soir, fatigué de cette existence de pauvre hère et convaincu que personne ne s’apercevrait de son absence, il décida de quitter ce lieu où il n’avait trouvé, après quinze années d’humble patience, qu’amertume et mélancolie. Il s’en fut donc dans la nuit, droit devant lui. Il marcha jusqu’à l’aube, ivre de liberté sans espoir. Il eut faim et soif, mais il n’y avait nulle source où s’abreuver, nul abri où refaire ses forces dans cet infini désert d’herbes jaunies, de cailloux et de vent. « Je vais mourir, se dit-il. Qu’importe ! Mieux vaut mourir en marchant qu’en balayant la cour d’un fou. » Il marcha donc trois journées entières.

Au soir du troisième jour, comme il allait se coucher sur un roc pour offrir son corps exténué aux vautours, il aperçut, au loin, un campement. Il s’étonna. Aucun voyageur ne se risquait jamais dans ces contrées. Qui pouvaient être ces gens ? Il s’approcha. Il vit des hommes assis au seuil d’une tente aux voilures amples. Ils festoyaient en riant et parlant fort. Dès qu’ils l’aperçurent, ils lui firent signe et, à grands cris joyeux, l’invitèrent à partager leurs provisions. Des fruits luisants, des galettes dorées, des rôtis odorants, des boissons de toutes couleurs dans des flacons de verre étaient à profusion étalés devant eux, sur un tapis de laine. Yunus prit place en leur compagnie, but, mangea, osa enfin demander à ces gens par quel miracle, dans ce méchant désert, ils se trouvaient ainsi pourvus en nourritures si délicates qu’il n’en avait jamais goûté de pareilles.

« — Une voix nous a conduits ici », lui dirent-ils. « Assurément c’est le meilleur endroit du monde. Le vent tous les jours nous apporte du lointain les chants d’un derviche inconnu. Il nous suffit de les écouter, de les chanter nous-mêmes. Aussitôt apparaissent devant nous tous ces mets succulents que vous voyez là. Nous serions fous d’aller vivre ailleurs. »

Yunus s’extasia, avoua qu’il ne comprenait rien à pareille magie et osa enfin demander à ses compagnons si, par extrême bonté, ils pourraient lui apprendre ces chants nourriciers, afin qu’il ne meure pas de faim dans cette steppe où il devait aller seul.

« — Volontiers », répondirent les hommes. Et ils se mirent à chanter. Alors Yunus, bouleversé, les yeux ronds et la bouche ouverte, entendit les chants qu’il avait lui-même fredonnés, cinq ans durant, en balayant la cour du monastère. Il reconnut les paroles sorties de ses lèvres dans le seul désir de tromper la solitude, les musiques montées de son cœur dans le seul espoir d’alléger sa mélancolie. Elles étaient son œuvre. Sur l’instant il comprit pour quel travail il était en ce monde, il goûta la pure vérité de son âme et il souffrit la pire honte, songeant à Taptuk qui l’avait instruit, sans qu’il n’en devine rien, comme un fils infiniment aimé.

(A suivre)

Henry Gougaud-Histoire de Yunus Emré

La vie extraordinaire de Yunus Emre (1)

Yunus Emré inventa autrefois des chants plus durables que le souvenir même de sa vie. Il fut aussi un infatigable chercheur de vérité.

Quand pour la première fois lui vint au cœur cette avidité de savoir qui le jeta sur les chemins du monde, il avait peut-être vingt ans, peut-être moins. Il s’en fut, espérant que le désir qui l’assoiffait le conduirait au-devant d’un maître capable de l’illuminer. Ce maître, il lui fut donné de le rencontrer, après dix années d’errance misérable, dans le grand vent d’une colline, en pleine steppe anatolienne. Il s’appelait Taptuk et il était aveugle.

Taptuk avait lui aussi longtemps cheminé, mais il avait suivi d’autres routes que celles de Yunus. Dès son adolescence, il s’était rasé le crâne et les sourcils, s’était coiffé d’un bonnet de feutre rouge et s’en était allé combattre les envahisseurs mongols. Il avait traversé autant de charniers que d’éphémères victoires, chevauché le sabre aux dents à la poursuite d’hommes aussi fous que lui, croupi le lendemain dans des lambeaux sanglants. Il avait haï, pillé, tué, cent fois perdu et cherché son âme dans la rage des combats, jusqu’à ce que le silence tombe enfin sur sa tête. Un soir de défaite, il avait été laissé pour mort sur un champ de bataille. Il s’était traîné au bord d’un ruisseau. Là, une femme, la première de son existence, hors quelques putains de tavernes, s’était enfin penchée sur lui. Elle l’avait recueilli, soigné, guéri, mais elle n’avait pu lui rendre la vue qu’un tranchant de lame lui avait prise. Alors elle lui avait donné sa vie, sa main pour le conduire, et de ce jour, guidé par son épouse, Taptuk n’avait plus songé qu’à se frayer en lui-même un chemin jusqu’à la source silencieuse d’où s’élève la lumière qui rend toutes choses simples.

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Origine de la peur

« Il faut encore expliquer plus complètement comment la peur résulte de l’ignorance, d’autant plus que nous avons eu récemment l’occasion de constater à ce sujet une erreur assez étonnante : nous avons vu l’origine de la peur attribuée à un sentiment d’isolement, et cela dans un exposé se basant sur une doctrine vêdântique, alors que celle-ci enseigne expressément que la peur est due au sentiment d’une dualité ; et, en effet, si un être était vraiment seul, de quoi pourrait-il avoir vraiment peur ? On dira peut-être qu’il peut avoir peur de quelque chose qui se trouve en lui-même ; mais cela même implique qu’il y a en lui, dans sa condition actuelle, des éléments qui échappent à sa propre compréhension, et par conséquent une multiplicité non unifiée ; le fait qu’il soit isolé ou non n’y change d’ailleurs rien et n’intervient aucunement en pareil cas. D’autre part, on ne peut pas invoquer valablement, en faveur de cette explication par l’isolement, la peur instinctive éprouvée dans l’obscurité par beaucoup de personnes, et notamment par les enfants ; cette peur est due en réalité à l’idée qu’il peut y avoir dans l’obscurité des choses qu’on ne voit pas, donc qu’on ne connaît pas, et qui sont redoutables pour cette raison même ; si au contraire l’obscurité était considérée comme vide de toute présence inconnue, la peur serait sans objet et ne se produirait pas. Ce qui est vrai, c’est que l’être qui éprouve la peur cherche à s’isoler, mais précisément pour s’y soustraire ; il prend une attitude négative et se « rétracte « comme pour éviter tout contact possible avec ce qu’il redoute, et de là proviennent sans doute la sensation de froid et les autres symptômes physiologiques qui accompagnent habituellement la peur ; mais cette sorte de défense irréfléchie est d’ailleurs inefficace car il est bien évident que, quoi qu’un être fasse, il ne peut s’isoler réellement du milieu dans lequel il est placé par ses conditions contingentes mêmes d’existence contingente, et que, tant qu’il se considère comme entouré par un « monde extérieur », il lui est impossible de se mettre entièrement à l’abri des atteintes de celui-ci. La peur ne peut être causée que par l’existence d’autres êtres, qui, en tant qu’ils sont autres, constituent ce « monde extérieur », ou d’éléments qui, bien qu’incorporés à l’être lui-même, n’en sont pas moins étrangers et « extérieurs « à sa conscience actuelle ; mais « l’autre » comme tel n’existe que par un effet de l’ignorance, puisque toute connaissance implique essentiellement une identification ; on peut donc dire que plus un être connaît, moins il y a pour lui « d’autre » et « d’extérieur », et que, dans la même mesure, la possibilité de la peur, possibilité d’ailleurs toute négative est abolie par lui. »

[…]

« D’autre part, la connaissance est le seul remède définitif contre l’angoisse, aussi bien que contre la peur sous toutes ses formes et contre la simple inquiétude, puisque ces sentiments ne sont que des conséquences et des produits de l’ignorance, et que par suite la connaissance dès qu’elle est atteinte, les détruit entièrement dans leur racine même et les rend désormais impossibles, tandis que, sans elle, même s’ils sont écartés momentanément, ils peuvent toujours reparaître au gré des circonstances. S’il s’agit de la connaissance par excellence, cet effet se répercutera nécessairement dans tous les domaines inférieurs, et ainsi ces mêmes sentiments disparaîtront aussi à l’égard des choses les plus contingentes ; comment en effet, pourraient-ils affecter celui qui voyant toutes choses dans le principe, sait que, quelles que soient les apparences, elles ne sont en définitive que des éléments de l’ordre total. »

[…]

René Guénon, Initiation et réalisation spirituelle

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Il suffirait que les gens s’éveillent

Peinture de Igor Morsky

(…) Et cependant il ne se souvient pas de lui-même. Il est une machine, tout lui arrive. Il ne peut pas arrêter le flot de ses pensées, il ne peut pas contrôler son imagination, ses émotions, son attention. Il vit dans un monde subjectif de “j’aime”, “je n’aime pas”, “cela me plaît”, “cela ne me plaît pas”, “j’ai envie”, “je n’ai pas envie”, c’est-à-dire un monde fait de ce qu’il croit aimer ou ne pas aimer, désirer ou ne pas désirer. Il ne voit pas le monde réel. Le monde réel lui est caché par le mur de son imagination. Il vit dans le sommeil. Il dort. Et ce qu’il appelle sa “conscience lucide” n’est que sommeil — et un sommeil beaucoup plus dangereux que son sommeil de la nuit, dans son lit. Considérons quelque événement de la vie de l’humanité. Par exemple, la guerre. Il y a la guerre en ce moment. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que plusieurs millions d’endormis s’efforcent de détruire plusieurs millions d’autres endormis. Ils s’y refuseraient, naturellement, s’ils s’éveillaient. Tout ce qui se passe actuellement est dû à ce sommeil. Ces deux états de conscience, sommeil et état de veille, sont aussi subjectifs l’un que l’autre. Ce n’est qu’en commençant à se rappeler lui-même que l’homme peut réellement s’éveiller. Autour de lui toute la vie prend alors un aspect et un sens différents. Il la voit comme une vie de gens endormis, une vie de sommeil. Tout ce que les gens disent, tout ce qu’ils font, ils le disent et le font dans le sommeil. Rien de cela ne peut donc avoir la moindre valeur. Seul le réveil, et ce qui mène au réveil, a une valeur réelle. «Combien de fois m’avez-vous demandé s’il ne serait pas possible d’arrêter les guerres ? Certainement, ce serait possible. Il suffirait que les gens s’éveillent. Cela semble bien peu de chose. Rien au contraire ne saurait être plus difficile, parce que le sommeil est amené et maintenu par toute la vie ambiante, par toutes les conditions de l’ambiance. Comment s’éveiller ? Comment échapper à ce sommeil ? Ces questions sont les plus importantes, les plus vitales qu’un homme ait à se poser. Mais, avant de se les poser, il devra se convaincre du fait même de son sommeil. Et il ne lui sera possible de s’en convaincre qu’en essayant de s’éveiller. Lorsqu’il aura compris qu’il ne se souvient pas de lui-même et que le rappel de soi signifie un éveil, jusqu’à un certain point, et, lorsqu’il aura vu par expérience combien il est difficile de se rappeler soi-même, alors il comprendra qu’il ne suffit pas pour s’éveiller d’en avoir le désir. Plus rigoureusement, nous dirons qu’un homme ne peut pas s’éveiller par lui-même. Mais si vingt hommes conviennent que le premier d’entre eux qui s’éveillera, éveillera les autres, ils ont déjà une chance. Cependant cela même est insuffisant, parce que ces vingt hommes peuvent aller dormir en même temps, et rêver qu’ils s’éveillent. Ce n’est donc pas assez. Il faut plus encore. Ces vingt hommes doivent être surveillés par un homme qui n’est pas lui-même endormi ou qui ne s’endort pas aussi facilement que les autres, ou qui va consciemment dormir lorsque cela est possible, lorsqu’il n’en peut résulter aucun mal ni pour lui ni pour les autres. Ils doivent trouver un tel homme et l’embaucher pour qu’il les éveille et ne leur permette plus de retomber dans le sommeil. Sans cela, il est impossible de s’éveiller. C’est ce qu’il faut comprendre. «Il est possible de penser pendant un millier d’années, il est possible d’écrire des bibliothèques entières, d’inventer des théories par millions et tout cela dans le sommeil, sans aucune possibilité d’éveil. Au contraire, ces théories et ces livres écrits ou fabriqués par des endormis auront simplement pour effet d’entraîner d’autres hommes dans le sommeil, et ainsi de suite.

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La Métaphysique Orientale

J’ai pris comme sujet de cet exposé la métaphysique orientale; peut-être aurait-il mieux valu dire simplement la métaphysique sans épithète, car, en vérité, la métaphysique pure étant par essence en dehors et au delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle. Ce sont seulement les formes extérieures dont elle est revêtue pour les nécessités d’une exposition, pour en exprimer ce qui est exprimable, ce sont ces formes qui peuvent être soit orientales, soit occidentales; mais, sous leur diversité, c’est un fond identique qui se retrouve partout et toujours, partout du moins où il y a de la métaphysique vraie, et cela pour la simple raison que la vérité est une.

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