
John Seymour (1914-2004) fut l’un des premiers auteurs prolifiques du mouvement pour l’autosuffisance. Écrivain, éditeur, environnementaliste agraire, petit exploitant agricole et activiste, c’était un rebelle contre le consumérisme, l’industrialisation, les organismes génétiquement modifiés, les villes, les automobiles et se fit l’avocat pour l’autonomie (notamment alimentaire), la responsabilité personnelle, l’autosuffisance, la convivialité, le jardinage, la protection de la Terre et du sol…
Pratiquement chaque objet façonné utilisé aujourd’hui peut être facilement fabriqué en matière plastique, dans une grande usine, par des conducteurs de machines dont la qualité principale est de pouvoir survivre à un extrême ennui. Ces ouvriers eux-mêmes sont en voie d’être rapidement remplacés par des robots qui, paraît-il, ne s’ennuient jamais.
Ces objets ainsi produits remplissent souvent très bien leur fonction. Ils sont laids car la beauté d’un objet ouvré dépend de la texture d’un matériau naturel associée à l’habileté et aux soins fervents d’un artisan ; ils durent peu et, par conséquent, notre monde devient encombré par des objets en plastique partiellement déteriorés, détraqués, dont la production pollue notre planète à une échelle encore jamais atteinte. Mais, somme toute, ils fonctionnent.
Si tout ce qu’on utilise doit être laid, et ennuyeux à fabriquer, quel peut être alors le but de notre vie ? Ce qu’on appelait la qualité de la vie, cela a-t-il vraiment existé ? C’est-à-dire une qualité bonne et suffisante. Pourrait-elle revenir ? Ou bien notre espèce doit-elle poursuivre sa destinée, soumise aux travaux ennuyeux et entourée de médiocrité et de laideur ?
Le chatti ou le debbie
Ai-je dit que les objets fabriqués en série remplissent très bien leur fonction ? Si oui, j’ai contredit le grand poète bengali Rabindranath Tagore qui, comparant un debbie, ou bidon de dix-huit litres utilisé pour l’essence, avec un chatti, qui est un pot en terre crée par l’artisan du village, décrivait le premier comme un moyen. Le debbie, a-t-il écrit, transportait l’eau aussi bien que le chatti mais, ce faisant, le debbie était laid. Non seulement le chatti rendait parfaitement le même service mais il apportait plus – il réjouissait à la fois l’utilisateur et le spectateur. Le poète aurait pu ajouter que même une jolie femme paraît laide en portant un debbie sur sa tête, alors que le dernier des laiderons est embelli par le port d’un chatti. Il aurait pu aussi ajouter que l’emploi du chatti aide à vivre un ami et voisin du village, tandis que le debbie favorise simplement la pollution et participe à la dégradation de notre planète.
Progrès
Le rêve de notre civilisation fortement industrielle et technologique va devenir rapidement un cauchemar. Inventer des moyens encore plus raffinés et compliqués pour fabriquer ce que nous croyons être nécessaire est peut-être un « progrès » pour les scientifiques, mais c’est l’enfer pour les hommes et les femmes qui doivent se traîner jusqu’aux tristes lieux où l’on fabrique ces choses pour surveiller des cadrans et presser des boutons, et il est intolérable pour les ouvriers et les ouvrières, toujours plus nombreux, de s’entendre dire qu’ils sont « en trop ». Des êtres humains en trop ? La grand industrie a eu, depuis ces débuts, une forte tendance à considérer ses ouvriers comme de simples éléments de machine. Comme celle-ci, le travailleur devient juste un moyen pour une fin. Non, l’homme n’est pas un moyen ; il est une fin. Il est, sur cette terre, la fin pour laquelle toute production humaine doit être un moyen.
Que les hommes se lassent d’une manière de travailler ennuyeuse, sordide et productrice de laideur, ou que les contraintes imposées par la raréfaction des ressources de notre planète mettent fin à la ruée gadarénienne vers le bord de la falaise, en fin de compte, si le genre huamin doit survivre à un niveau quelconque d’une vraie civilisation, l’artisan doit triompher.
La seule vie intègre et heureuse possible, pour une femme ou un homme en ce monde, est celle dans laquelle le « travail » – un honnête et noble travail – est la plus grande joie. Le loisir ? Oui, certes, mais il ne peut être une joie que si c’est un vrai loisir, c’est-à-dire celui laissé par le travail. L’oisiveté persistante – celle du désoeuvré – n’a rien à voir avec le loisir ; elle ronge et corrompt. Eric Grill, un bon artisan, a jadis écrit : « Le loisir est séculier, le travail est sacré. Le but du loisir est le travail, le but du travail est la sainteté. Sainteté signifie intégrité. »
John Seymour, Métiers oubliés, Éditions du Chêne, 1985
