Dante, Ibn Arabi et le voyage nocturne

« […] dans l’Islam, nous rencontrons l’épisode du « voyage nocturne » de Mohammed, comprenant pareillement la descente aux régions infernales (isrâ), puis l’ascension dans les divers paradis ou sphères célestes (mirâj) ; et certaines relations de ce « voyage nocturne » présentent avec le poème de Dante des similitudes particulièrement frappantes, à tel point que quelques-uns ont voulu y voir une des sources principales de son inspiration. Don Miguel Asîn Palacios a montré les multiples rapports qui existent, pour le fond et même pour la forme, entre la Divine Comédie (sans parler de certains passages de la Vita Nuova et du Convito), d’une part, et d’autre part, le Kitâb el-isrâ (Livre du Voyage nocturne) et les Futûhât el-Mekkiyah (Révélations de la Mecque) de Mohyiddin ibn Arabi, ouvrages antérieurs de quatre-vingts ans environ, et il conclut que ces analogies sont plus nombreuses à elles seules que toutes celles que les commentateurs sont parvenus à établir entre l’œuvre de Dante et toutes les autres littératures de tout pays. En voici quelques exemples : « Dans une adaptation de la légende musulmane, un loup et un lion barrent la route au pèlerin, comme la panthère, le lion et la louve font reculer Dante… Virgile est envoyé à Dante et Gabriel à Mohammed par le Ciel ; tous deux, durant le voyage, satisfont à la curiosité du pèlerin. L’Enfer est annoncé dans les deux légendes par des signes identiques : tumulte violent et confus, rafale de feu… L’architecture de l’Enfer dantesque est calquée sur celle de l’Enfer musulman : tous deux sont un gigantesque entonnoir formé par une série d’étages, de degrés ou de marches circulaires qui descendent graduellement jusqu’au fond de la terre ; chacun d’eux recèle une catégorie de pécheurs, dont la culpabilité et la peine s’aggravent à mesure qu’ils habitent un cercle plus enfoncé. Chaque étage se subdivise en différents autres, affectés à des catégories variées de pécheurs ; enfin, ces deux Enfers sont situés tous les deux sous la ville de Jérusalem…

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L’Appel

Personne ne nous volera cet instant, tout comme personne ne nous empêchera d’être notre réalité, tout comme l’eau s’écoule, tandis qu’au milieu des ruines, lorsque les épouvantes font rage, le sang déversé dans les vallées de la peur, alors que notre instant en Toi est un Royaume déployé, la lumière jaillit. Personne, ni l’oubli ne pénétreront notre Terre natale, la Terre de notre semence. Ni la folie ataraxique, ni la folie d’une course à l’outrance. Non ! Personne ne versera à notre place les larmes de la contrition, ni tiendra notre braise au creux de notre paume. Personne n’ôtera, fût-ce le poids d’un atome, la Présence, ni ne nous fera basculer de l’autre côté. Nous sommes Ici. Toutes les boues déversées sur les flancs de l’incohérence, toutes les tempêtes de la déviance, toutes les ténèbres ne nous feront pas fuir et le cœur vigilant, nous lançons l’Appel. La vie n’appartient pas à ceux qui croient détenir le pouvoir. La Vie est si puissante, Sa Loi incontournable et nous sommes libres de par cette Loi naturelle, d’avoir été manifestés en cette manifestation. Tôt ou tard, le Retour sera vécu par tous. Du plus profond de notre âme, nous avons lancé l’Appel. Et l’Appel est semblable à l’immensité d’un arbre. Il monte inéluctable vers le Ciel de nos âmes.

L’orgueil, la confusion extrême

Peinture de Igor Morski

Les hommes aiment entendre ce qu’ils ont coutume d’entendre en eux-mêmes. Sont-ils parvenus à un stade où la sagesse les insupporte ? Les voici à grincer des dents. Les hommes aiment ce qui confirme leur bruit intérieur et confondent compassion avec conformité. Surtout, ne t’avise pas de déranger un homme imbu de lui-même, il deviendra aussitôt ton ennemi. Est-il seulement un homme, lors qu’en proie à son égocité, il préfère mille fois écouter les mensonges ? Il élabore depuis des milliers d’années la plus grande des toiles afin que, dans l’inextricable, il puisse assurer sa fuite perpétuelle : le voici à créer la suprême illusion de sorte que soient libérées ses déviances les plus improbables. Mais qui espère-t-il tromper ? L’homme est querelleur et n’aspire pas à entendre ce qui le met dans l’inconfort. Ne le vois-tu pas sans cesse se hérisser ? Comment peut-il donc plier les distances et comprendre qu’en réalité, c’est lui qu’il trompe ? Les hommes avancent dans la brume et espèrent s’y maintenir. Tel est leur subterfuge. Ils préfèrent mille fois demeurer dans la négation, plutôt que de s’éveiller et de voir enfin la réalité. Donne-leur de quoi s’étourdir. Seulement, la Roue tourne.

Dans les tourmentes même de son sommeil profond, l’homme devient le pire des tyrans. Il asservit les corps, ils dominent les mentaux et les cœurs ; il corrompt la terre et les cieux. Que ne ferait-il pas pour se prétendre le plus fort ? Est-il à ce point insensé pour détaler devant la vérité ? N’est-il plus que l’idée à peine formuler de lui-même dans laquelle il s’est enfermé ? N’est-il plus qu’un jet de pierres dans les fracas de son être ?

Quant à la spiritualité de nos jours, n’est-elle pas elle-même devenue une parodie éhontée? Si le prétendant n’ôte pas ses deux sandales, s’il brait tel un âne au milieu de la foule, s’il bombe son torse comme le singe, qu’a-t-il fait de sa foi ? Est-elle, à l’image d’un immense bazar, le miroir de son incohérence ? La religion, la spiritualité, la Voie intérieure sont à l’opposé de toutes projections égotiques. Tant que le prétendant est orgueilleux, il sera le prétendant à son orgueil. Je les vois, les uns et les autres, à qui mieux mieux, vociférer dans les marchés et les foires de la spiritualité. Des prétendus manteaux qui couvrent à peine la supercherie. Les hommes sont de prodigieux et incroyables illusionnistes. Que n’ont-ils développé de stratégies pour se donner le change ! Mais qui espèrent-ils tromper ? Je m’étonne de la gloriette de certains qui brandissent sans cesse leur dieu, telle l’effigie de leur vanité. La plus grande des idolâtries est de croire précisément détenir la vérité. Certaines certitudes sont la preuve même de l’ignorance. Tant que l’homme invoquera le Seigneur pour lui, alors, je le dis sans réserve : il n’a pas encore mis le moindre orteil dans la Vallée sacrée. Tandis que les uns et les autres s’estiment les meilleurs, ils ne connaissent pas ce qu’est la véritable compassion. Celle-ci n’a qu’une seule réalité : abattre l’égocité. Un atome d’orgueil dans le cœur de l’homme est un atome de trop. Tant que l’homme cherchera le Royaume de Dieu à l’extérieur de lui-même, il sera à s’enfermer dans la plus terrifiante des illusions.

Rencontre avec le Maître : Concentration et gestualité

Quand je découvris Ses gestes, je les regardais longtemps. Il me sembla que dans cette lenteur, mon âme pénétrait enfin ce qui n’était ni d’ici ni d’ailleurs. Alors Emerveillement naquit. Il me submergea et de cette submersion, je Le Trouvais. Il était droit. Il était fidèle à Lui-même et Il me donna à Fidélité. Celle-ci devint Constance. Jour après jour, au sein même de Sa gestualité, il se trouvait un point fixe. Celui-ci révéla Son Nom. Il possédait tous les attributs et Il était au-delà. Quand je levai par Emerveillement le regard, Il me donna à comprendre que les Noms étaient nés des correspondances. Chacun était une Reliance. Chacun était un Centre et chacun était un Rayon. Je fus saisie de nouveau par Emerveillement et me laissais conduire à Sa Destination. Chaque fois que le Point apparaissait, il me semblait qu’Il avait toujours été là.

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« Société du spectacle » et « Civilisation festive » (Guy Debord et Philippe Muray) (II)

Je vous propose de lire attentivement ce texte, qui sans présenter des solutions concrètes, ni même correspondre entièrement et dans l’absoluité à ma lecture du monde, met l’accent sur une bien triste et avérée réalité. Compte tenu de sa longueur, cet écrit sera publié en plusieurs fois.

L’héritage de Guy Debord :


A s’en tenir à leur position sur l’échiquier idéologique, la filiation entre Muray et Debord ne paraît pas évidente. Le premier est présenté par ses détracteurs comme un « anar de droite », le second comme un gauchiste révolutionnaire. Le premier répète à l’envi que « tout, absolument tout est foutu » (refrain connu des vieux réac, pour qui tout était mieux avant), le second assène à qui veut l’entendre qu’il faut « faire place nette », détruire toutes les idoles pour installer une civilisation radicalement nouvelle (scie habituelle des marxistes). Si l’on passe néanmoins par-dessus ces divergences idéologiques (en fait, ni l’un ni l’autre ne se pense en acteur politique, chacun se voit en pamphlétaire) on s’aperçoit qu’il y a moins solution de continuité entre ces deux pensées, que prolongation et approfondissement d’une lecture critique de la société, à travers un savant démontage de sa mise en scène. Guy Debord (1931-1994), écrivain et cinéaste d’avant-garde, se fait remarquer en 1967 avec la publication d’un essai intitulé La Société du Spectacle dans lequel il tente de montrer que le « spectacle », c’est-à-dire la représentation médiatisée de la réalité (via la pub, la télé, la presse, l’édition, la culture, le cinéma, la mode, et plus généralement l’industrie des loisirs), se substitue à la réalité elle-même. Debord situe son analyse dans le prolongement de Marx et de Lukács, c’est-à-dire qu’il reprend la notion d’aliénation des masses par la fétichisation de la marchandise.

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