Kronos, ou La Réalité de la fin des Temps (2)

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Chaque fois que nous considérons les choses manifestées comme relevant uniquement d’une dimension chronologique, c’est-à-dire linéaire, nous systématisons et enfermons toutes les possibilités (non-exclusives) de toutes les manifestations inhérentes à d’autres plans, simultanément et ce de façon pluridimensionnelle. Notre perception et appréhension limitées nous amènent bien souvent, même à notre insu, à entrer dans le formel et à éluder l’informel. Nous tendons couramment à ramener les informations qui nous parviennent, quelles que soient la nature et l’origine de ces informations, vers le nous et de les réduire aussitôt à une pensée rationnelle. L’informel procède du Mouvant perpétuel qui implique une création répétée, changeante. Cette création est Le Plan Divin qui se concrétise en des phrases connexes et transitoires, lors de La Descente, c’est-à-dire lors de notre reconnexion si je puis dire avec L’Origine. Elles sont précisément tous les éléments qui sont en cette Action permanente du Mouvant, du changeant, en L’Oeuvre proprement alchimique de La Vie existenciée. Ce qui est intéressant à ce stade de l’analyse c’est de comprendre enfin que c’est en cette phase transitoire, constitutive des éléments de la prochaine phase, elle-même inscrite au sein d’une détermination qui s’inscrit à l’intérieur d’un cycle et de l’accomplissement de L’Être en Soi, que tout Cela tient de L’Intelligence Suprême qui englobe toute chose. Cette superbe et magistrale architecture est en son exponentialité permanente, en son balancier, la manifestation même de cette Intelligence. Ce Monde et les univers, ainsi que tout ce qu’ils contiennent sont en cette Loi (Sunna) prodigieuse qui tient La Réalité en Sa Nature fixe et subsistante et donne ainsi la garantie indéfectible du chemin de La Reliance. Toute Lecture doit s’inscrire en ce paramétrage. Ôter, fût-ce d’un grain de moutarde à cette Réalité et La Lecture dévie de Sa Trajectoire. Seul L’Être rencontre L’Être. En cette verticalité qui n’est pas exclusivement une posture, nous entrons en La Verticale qui est Architecture, Reliance et Lecture, puis accomplissement. Dès lors que nous sommes en cet Accueil, nous devenons La Coupe qui reçoit La Connaissance. Car nous nous sommes vidés de tous les éléments intrusifs et seul Lui règne en La Cité intérieure.

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L’illusion des statistiques

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Revenons maintenant à la considération du point de vue plus proprement «scientifique», tel que les modernes l’entendent ; ce point de vue se caractérise avant tout par la prétention de réduire toutes choses à la quantité et de ne tenir aucun compte de ce qui ne s’y laisse pas réduire, de le regarder en quelque sorte comme inexistant ; on en est arrivé à penser et à dire couramment que tout ce qui ne peut pas être «chiffré», c’est-à-dire exprimé en termes purement quantitatifs, est par là même dépourvu de toute valeur «scientifique» ; et cette prétention ne s’applique pas seulement à la «physique» au sens ordinaire de ce mot, mais à tout l’ensemble des sciences admises officiellement» de nos jours, et comme nous l’avons déjà vu elle s’étend même jusqu’au domaine psychologique. Nous avons suffisamment expliqué, dans ce qui précède, que c’est là laisser échapper tout ce qu’il y a de véritablement essentiel, dans l’acception la plus stricte de ce terme, et que le «résidu» qui tombe seul sous les prises d’une telle science est tout à fait incapable d’expliquer quoi que ce soit en réalité ; mais nous insisterons encore quelque peu sur un aspect très caractéristique de cette science qui montre d’une façon particulièrement nette combien elle s’illusionne sur ce qu’il est possible de tirer de simples évaluations numériques, et qui d’ailleurs se rattache assez directement à tout ce que nous avons exposé en dernier lieu.

En effet, la tendance à l’uniformité, qui s’applique dans le domaine «naturel» aussi bien que dans le domaine humain, conduit à admettre, et même à poser en quelque sorte en principe (nous devrions dire plutôt en «pseudo-principe»), qu’il existe des répétitions de phénomènes identiques, ce qui, en vertu du «principe des indiscernables», n’est en réalité qu’une impossibilité pure et simple. Cette idée se traduit notamment par l’affirmation courante que «les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets», ce qui, énoncé sous cette forme, est proprement absurde car, en fait, il ne peut jamais y avoir ni les mêmes causes ni les mêmes effets dans un ordre successif de manifestation; et ne va-t-on pas même jusqu’à dire communément que «l’histoire se répète», alors que la vérité est qu’il y a seulement des correspondances analogiques entre certaines périodes et entre certains événements ? Ce qu’il faudrait dire, c’est que des causes comparables entre elles sous certains rapports produisent des effets également comparables sous les mêmes rapports ; mais à côté des ressemblances qui sont, si l’on veut, comme une identité partielle, il y a aussi toujours et nécessairement des différences, du fait même que, par hypothèse, il s’agit de deux choses distinctes et non pas d’une seule et même chose. Il est vrai que ces différences, par là même qu’elles sont des distinctions qualitatives, sont d’autant moindres que ce que l’on considère appartient à un degré plus bas de la manifestation et que par conséquent les ressemblances s’accentuent dans la même mesure, de sorte que, dans certains cas, une observation superficielle et incomplète pourra faire croire à une sorte d’identité ; mais, en réalité, les différences ne s’éliminent jamais complètement, sans quoi on serait au-dessous même de toute manifestation ; et n’y eût-il même que celles qui résultent de l’influence des circonstances sans cesse changeantes de temps et de lieu, celles-là encore ne pourraient jamais être entièrement négligeables ; il est vrai que, pour le comprendre, il faut se rendre compte que l’espace et le temps réels, contrairement aux conceptions modernes, ne sont point seulement des contenants homogènes et des modes de la quantité pure et simple, mais qu’il y a aussi un aspect qualitatif des déterminations temporelles et spatiales. Quoi qu’il en soit, il est permis de se demander comment, en négligeant les différences et en se refusant en quelque sorte à les voir, on peut prétendre constituer une science «exacte» ; en fait, et rigoureusement, il ne peut y avoir d’«exactes» que les mathématiques pures, parce qu’elles se rapportent vraiment au domaine de la quantité, et tout le reste de la science moderne n’est et ne peut être, dans de telles conditions, qu’un tissu d’approximations plus ou moins grossières, et cela non pas seulement dans les applications, où tout le monde est bien obligé de reconnaître l’imperfection inévitable des moyens d’observation et de mesure, mais encore au point de vue théorique lui-même ; les suppositions irréalisables qui sont presque tout le fond de la mécanique «classique», laquelle sert elle-même de base à toute la physique moderne, pourraient ici fournir une multitude d’exemples caractéristiques (1).


(1) Où a-t-on jamais vu, par exemple, un « point matériel pesant », un « solide parfaitement élastique » un « fil inextensible et sans poids », et autres « entités » non moins imaginaires dont est remplie cette science considérée comme « rationnelle » par excellence ?


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Guénon et L’Art Traditionnel

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Nous avons souvent insisté sur le fait que les sciences profanes ne sont que le produit d’une dégénérescence relativement récente, due à l’incompréhension des anciennes sciences traditionnelles, ou plutôt de quelques-unes d’entre elles seulement, les autres étant tombées entièrement dans l’oubli. Ce qui est vrai à cet égard pour les sciences l’est aussi pour les arts, et d’ailleurs la distinction entre les unes et les autres était beaucoup moins accentuée autrefois qu’elle ne l’est aujourd’hui ; le mot latin artes était parfois appliqué également aux sciences, et, au Moyen Age, l’énumération des « arts libéraux » réunissait des choses que les modernes feraient rentrer dans l’une et l’autre catégorie. Cette seule remarque suffirait déjà à montrer que l’art était alors autre chose que ce que l’on conçoit actuellement sous ce nom, qu’il impliquait une véritable connaissance avec laquelle il faisait corps en quelque sorte ; et cette connaissance ne pouvait être évidemment que de l’ordre des sciences traditionnelles.

Ce n’est que par là qu’on peut comprendre que, dans certaines organisations initiatiques du Moyen Age telles que les « Fidèles d’Amour », les sept « arts libéraux » aient été mis en correspondance avec les « cieux », c’est-à-dire avec des états qui s’identifiaient eux-mêmes aux différents degrés de l’initiation (1). Il fallait pour cela que les arts, aussi bien que les sciences, fussent susceptibles d’une transposition leur donnant une réelle valeur ésotérique ; et ce qui rend possible une telle transposition, c’est la nature même des connaissances traditionnelles, qui, de quelque ordre qu’elles soient, sont toujours essentiellement rattachées aux principes transcendants. Ces connaissances reçoivent par là une signification que l’on peut dire symbolique, puisqu’elle est fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de la réalité ; mais ce sur quoi il faut insister, c’est qu’il ne s’agit point là de quelque chose qui leur serait comme surajouté accidentellement, mais, au contraire, de ce qui constitue l’essence profonde de toute connaissance normale et légitime, et qui, comme tel, est inhérent aux sciences et aux arts dès leur origine même et le demeure tant qu’ils n’ont subi aucune déviation.


1 — Voir L’Ésotérisme de Dante, pp. 10-15.


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La Démocratie selon René Guénon

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     Si l’on définit la «démocratie» comme le gouvernement du peuple par lui-même, c’est là une véritable impossibilité, une chose qui ne peut pas même avoir une simple existence de fait, pas plus à notre époque qu’à n’importe quelle autre ; il ne faut pas se laisser duper par les mots, et il est contradictoire d’admettre que les mêmes hommes puissent être à la fois gouvernants et gouvernés, parce que, pour employer le langage aristotélicien, un même être ne peut être «en acte» et «en puissance» en même temps et sous le même rapport. Il y a là une relation qui suppose nécessairement deux termes en présence : il ne pourrait y avoir de gouvernés s’il n’y avait aussi des gouvernants, fussent-ils illégitimes et sans autre droit au pouvoir que celui qu’ils se sont attribué eux-mêmes ; mais la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu’il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d’autant plus volontiers qu’il en est flatté et que d’ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu’il y a là d’impossible. C’est pour créer cette illusion qu’on a inventé le «suffrage universel» : c’est l’opinion de la majorité qui est supposée faire la loi ; mais ce dont on ne s’aperçoit pas, c’est que l’opinion est quelque chose que l’on peut très facilement diriger et modifier ; on peut toujours, à l’aide de suggestions appropriées, y provoquer des courants allant dans tel ou tel sens déterminé ; nous ne savons plus qui a parlé de «fabriquer l’opinion», et cette expression est tout à fait juste, bien qu’il faille dire, d’ailleurs, que ce ne sont pas toujours les dirigeants apparents qui ont en réalité à leur disposition les moyens nécessaires pour obtenir ce résultat. Cette dernière remarque donne sans doute la raison pour laquelle l’incompétence des politiciens les plus «en vue» semble n’avoir qu’une importance très relative ; mais, comme il ne s’agit pas ici de démonter les rouages de ce qu’on pourrait appeler la «machine à gouverner», nous nous bornerons à signaler que cette incompétence même offre l’avantage d’entretenir l’illusion dont nous venons de parler : c’est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l’émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n’importe quel sujet qu’elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause. Ceci nous amène immédiatement à dire en quoi l’idée que la majorité doit faire la loi est essentiellement erronée, car, même si cette idée, par la force des choses, est surtout théorique et ne peut correspondre à une réalité effective, il reste pourtant à expliquer comment elle a pu s’implanter dans l’esprit moderne, quelles sont les tendances de celui-ci auxquelles elle correspond et qu’elle satisfait au moins en apparence. Le défaut le plus visible, c’est celui-là même que nous indiquions à l’instant : l’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompétence, que celle-ci résulte d’ailleurs du manque d’intelligence ou de l’ignorance pure et simple ; on pourrait faire intervenir à ce propos certaines observations de «psychologie collective», et rappeler notamment ce fait assez connu que, dans une foule, l’ensemble des réactions mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la formation d’une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs. Il y aurait lieu aussi de faire remarquer, d’autre part, comment certains philosophes modernes ont voulu transporter dans l’ordre intellectuel la théorie «démocratique» qui fait prévaloir l’avis de la majorité, en faisant de ce qu’ils appellent le «consentement universel» un prétendu « critérium de la vérité » : en supposant même qu’il y ait effectivement une question sur laquelle tous les hommes soient d’accord, cet accord ne prouverait rien par lui-même ; mais, en outre, si cette unanimité existait vraiment, ce qui est d’autant plus douteux qu’il y a toujours beaucoup d’hommes qui n’ont aucune opinion sur une question quelconque et qui ne se la sont même jamais posée, il serait en tout cas impossible de la constater en fait, de sorte que ce qu’on invoque en faveur d’une opinion et comme signe de sa vérité se réduit à n’être que le consentement du plus grand nombre, et encore en se bornant à un milieu forcément très limité dans l’espace et dans le temps. Dans ce domaine, il apparaît encore plus clairement que la théorie manque de base, parce qu’il est plus facile de s’y soustraire à l’influence du sentiment, qui au contraire entre en jeu presque inévitablement lorsqu’il s’agit du domaine politique ; et c’est cette influence qui est un des principaux obstacles à la compréhension de certaines choses, même chez ceux qui auraient par ailleurs une capacité intellectuelle très largement suffisante pour parvenir sans peine à cette compréhension ; les impulsions émotives empêchent la réflexion, et c’est une des plus vulgaires habiletés de la politique que celle qui consiste à tirer parti de cette incompatibilité.

[…]

     Cela dit, il nous faut encore insister sur une conséquence immédiate de l’idée «démocratique», qui est la négation de l’élite entendue dans sa seule acceptation légitime ; ce n’est pas pour rien que «démocratie» s’oppose à «aristocratie», ce dernier mot désignant précisément, du moins lorsqu’il est pris dans son sens étymologique, le pouvoir de l’élite. Celle-ci, par définition en quelque sorte, ne peut être que le petit nombre, et son pouvoir, son autorité plutôt, qui ne vient que de sa supériorité intellectuelle, n’a rien de commun avec la force numérique sur laquelle repose la «démocratie», dont le caractère essentiel est de sacrifier la minorité à la majorité, et aussi, par là même, comme nous le disions plus haut, la qualité à la quantité, donc l’élite à la masse. Ainsi, le rôle directeur d’une véritable élite et son existence même, car elle joue forcément ce rôle dès lors qu’elle existe, sont radicalement incompatibles avec la «démocratie», qui est intimement liée à la conception «égalitaire», c’est-à-dire à la négation de toute hiérarchie : le fond même de l’idée «démocratique» c’est qu’un individu quelconque en vaut un autre, parce qu’ils sont égaux numériquement, et bien qu’ils ne puissent jamais l’être que numériquement. Une élite véritable, nous l’avons déjà dit, ne peut être qu’intellectuelle ; c’est pourquoi la «démocratie» ne peut s’instaurer que là où la pure intellectualité n’existe plus, ce qui est effectivement le cas du monde moderne. Seulement, comme l’égalité est impossible en fait, et comme on ne peut supprimer pratiquement toute différence entre les hommes, en dépit de tous les efforts de nivellement, on en arrive, par un curieux illogisme, à inventer de fausses élites, d’ailleurs multiples, qui prétendent se substituer à la seule élite réelle ; et ces fausses élites sont basées sur la considération de supériorités quelconques, éminemment relatives et contingentes, et toujours d’ordre purement matériel. On peut s’en apercevoir aisément en remarquant que la distinction sociale qui compte le plus, dans le présent état de choses, est celle qui se fonde sur la fortune, c’est-à-dire sur une supériorité tout extérieure et d’ordre exclusivement quantitatif, la seule en somme qui soit conciliable avec la «démocratie», parce qu’elle procède du même point de vue. Nous ajouterons du reste que ceux mêmes qui se posent actuellement en adversaires de cet état de choses, ne faisant intervenir non plus aucun principe d’ordre supérieur, sont incapables de remédier efficacement à un tel désordre, si même ils ne risquent de l’aggraver encore en allant toujours plus loin dans le même sens ; la lutte est seulement entre des variétés de la «démocratie», accentuant plus ou moins la tendance «égalitaire», comme elle est, ainsi que nous l’avons dit, entre des variétés de l’individualisme, ce qui, d’ailleurs, revient exactement au même.

 

René Guénon

 

Extrait de La crise du monde moderne

Le Verbe et le Symbole

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     Nous avons déjà eu l’occasion de parler de l’importance de la forme symbolique dans la transmission des enseignements doctrinaux d’ordre traditionnel. Nous revenons sur ce sujet pour apporter quelques précisions complémentaires et montrer encore plus explicitement les différents points de vue sous lesquels il peut être envisagé.

     D’abord, le symbolisme nous apparaît comme tout spécialement adapté aux exigences de la nature humaine, qui n’est pas une nature purement intellectuelle, mais qui a besoin d’une base sensible pour s’élever vers les sphères supérieures. Il faut prendre le composé humain tel qu’il est, un et multiple à la fois dans sa complexité réelle ; c’est ce qu’on a trop souvent tendance à oublier, depuis que Descartes a prétendu établir entre l’âme et le corps une séparation radicale et absolue. Pour une pure intelligence, assurément, nulle forme extérieure, nulle expression n’est requise pour comprendre la vérité, ni même pour communiquer à d’autres pures intelligences ce qu’elle a compris dans la mesure où cela est communicable ; mais il n’en est pas ainsi pour l’homme. Au fond, toute expression, toute formulation, quelle qu’elle soit, est un symbole de la pensée qu’elle traduit extérieurement ; en ce sens, le langage lui-même n’est pas autre chose qu’un symbolisme. Il ne doit donc pas y avoir opposition entre l’emploi des mots et celui des symboles figuratifs ; ces deux modes d’expression seraient plutôt complémentaires l’un de l’autre (et d’ailleurs, en fait, ils peuvent se combiner, puisque l’écriture est primitivement idéographique et que parfois même, comme en Chine, elle a toujours conservé ce caractère). D’une façon générale, la forme du langage est analytique, « discursive » comme la raison humaine dont il est l’instrument propre et dont il suit ou reproduit la marche aussi exactement que possible ; au contraire, le symbolisme proprement dit est essentiellement synthétique, et par là même « intuitif » en quelque sorte, ce qui le rend plus apte que le langage à servir de point d’appui à l’« intuition intellectuelle » qui est au-dessus de la raison, et qu’il faut bien se garder de confondre avec cette intuition inférieure à laquelle font appel divers philosophes contemporains. Par conséquent, si l’on ne se contente pas de constater une différence et si l’on veut parler de supériorité, celle-ci sera, quoi qu’en prétendent certains, du côté du symbolisme synthétique, qui ouvre des possibilités de conception véritablement illimitées, tandis que le langage, aux significations plus définies et plus arrêtées, pose toujours à l’entendement des bornes plus ou moins étroites.

     Qu’on n’aille donc pas dire que la forme symbolique n’est bonne que pour le vulgaire ; c’est plutôt le contraire qui serait vrai ; ou, mieux encore, elle est également bonne pour tous, parce qu’elle aide chacun à comprendre plus ou moins complètement, plus ou moins profondément la vérité qu’elle représente, selon la mesure de ses propres possibilités intellectuelles. C’est ainsi que les vérités les plus hautes, qui ne seraient aucunement communicables ou transmissibles par tout autre moyen, le deviennent jusqu’à un certain point lorsqu’elles sont, si l’on peut dire, incorporées dans des symboles qui les dissimuleront sans doute pour beaucoup, mais qui les manifesteront dans tout leur éclat aux yeux de ceux qui savent voir.

     Est-ce à dire que l’usage du symbolisme soit une nécessité ? Ici, il faut faire une distinction : en soi et d’une façon absolue, aucune forme extérieure n’est nécessaire ; toutes sont également contingentes et accidentelles par rapport à ce qu’elles expriment ou représentent. C’est ainsi que, suivant l’enseignement des Hindous, une figure quelconque, par exemple une statue symbolisant tel ou tel aspect de la Divinité, ne doit être considérée que comme un « support », un point d’appui pour la méditation ; c’est donc un simple « adjuvant », et rien de plus. Un texte védique donne à cet égard une comparaison qui éclaire parfaitement ce rôle des symboles et des formes extérieures en général : ces formes sont comme le cheval qui permet à un homme d’accomplir un voyage plus rapidement et avec beaucoup moins de peine que s’il devait le faire par ses propres moyens. Sans doute, si cet homme n’avait pas de cheval à sa disposition, il pourrait malgré tout parvenir à son but, mais combien plus difficilement ! S’il peut se servir d’un cheval, il aurait grand tort de s’y refuser sous prétexte qu’il est plus digne de lui de ne recourir à aucune aide ; n’est-ce pas précisément ainsi qu’agissent les détracteurs du symbolisme ? Et même si le voyage est long et pénible, bien qu’il n’y ait jamais une impossibilité absolue de le faire à pied, il peut néanmoins y avoir une véritable impossibilité pratique d’en venir à bout. Il en est ainsi des rites et des symboles : ils ne sont pas nécessaires d’une nécessité absolue, mais ils le sont en quelque sorte d’une nécessité de convenance, eu égard aux conditions de la nature humaine.

     Mais il ne suffit pas de considérer le symbolisme du côté humain comme nous venons de le faire jusqu’ici ; il convient, pour en pénétrer toute la portée, de l’envisager également du côté divin, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Déjà si l’on constate que le symbolisme a son fondement dans la nature même des êtres et des choses, qu’il est en parfaite conformité avec les lois de cette nature, et si l’on réfléchit que les lois naturelles ne sont en somme qu’une expression et comme une extériorisation de la Volonté divine, cela n’autorise-t-il pas à affirmer que ce symbolisme est d’origine « non humaine », comme disent les Hindous, ou, en d’autres termes, que son principe remonte plus loin et plus haut que l’humanité ?

     Ce n’est pas sans raison qu’on a pu rappeler à propos de symbolisme les premiers mots de l’Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe. » Le Verbe, le Logos, est à la fois Pensée et Parole : en soi, Il est l’Intellect divin, qui est le « lieu des possibles » ; par rapport à nous, Il se manifeste et s’exprime par la Création, où se réalisent dans l’existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu’essences, sont contenus en Lui de toute éternité. La Création est l’œuvre du Verbe ; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure ; et c’est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre : Cœli enarrant gloriam Dei (Ps., XIX, 2). Le philosophe Berkeley n’avait donc pas tort lorsqu’il disait que le monde est « le langage que l’Esprit infini parle aux esprits finis » ; mais il avait tort de croire que ce langage n’est qu’un ensemble de signes arbitraires, alors qu’en réalité il n’est rien d’arbitraire même dans le langage humain, toute signification devant avoir à l’origine son fondement dans quelque convenance ou harmonie naturelle entre le signe et la chose signifiée. C’est parce que Adam avait reçu de Dieu la connaissance de la nature de tous les êtres vivants qu’il put leur donner leurs noms (Genèse, II, 19-20) ; et toutes les traditions anciennes s’accordent pour enseigner que le véritable nom d’un être ne fait qu’un avec sa nature ou son essence même.

     Si le Verbe est Pensée à l’intérieur et Parole à l’extérieur, et si le monde est l’effet de la Parole divine proférée à l’origine des temps, la nature entière peut être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle. Tout ce qui est, sous quelque mode que ce soit, ayant son principe dans l’Intellect divin, traduit ou représente ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence ; et, ainsi, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est comme un reflet de l’Unité divine elle-même. Cette correspondance est le véritable fondement du symbolisme et c’est pourquoi les lois d’un domaine inférieur peuvent toujours être prises pour symboliser les réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur raison profonde, qui est à la fois leur principe et leur fin. Signalons à cette occasion l’erreur des modernes interprétations « naturalistes » des antiques doctrines traditionnelles, interprétations qui renversent purement et simplement la hiérarchie des rapports entre les différents ordres de réalités : par exemple, les symboles ou les mythes n’ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais la vérité est qu’on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. L’inférieur peut symboliser le supérieur, mais l’inverse est impossible ; d’ailleurs, si le symbole était plus rapproché de l’ordre sensible que ce qu’il représente, comment pourrait-il remplir la fonction à laquelle il est destiné ? Dans la nature, le sensible peut symboliser le suprasensible ; l’ordre naturel tout entier peut, à son tour, être un symbole de l’ordre divin ; et, d’autre part, si l’on considère plus particulièrement l’homme, n’est-il pas légitime de dire que lui aussi est un symbole par là même qu’il est « créé à l’image de Dieu » (Genèse, I, 26-27) ? Ajoutons encore que la nature n’acquiert toute sa signification que si on la regarde comme nous fournissant un moyen pour nous élever à la connaissance des vérités divines, ce qui est précisément aussi le rôle essentiel que nous avons reconnu au symbolisme . [1]

     Ces considérations pourraient être développées presque indéfiniment; mais nous préférons laisser à chacun le soin de faire ce développement par un effort de réflexion personnelle, car rien ne saurait être plus profitable ; comme les symboles qui en sont le sujet, ces notes ne doivent être qu’un point de départ pour la méditation. Les mots, d’ailleurs, ne peuvent rendre que bien imparfaitement ce dont il s’agit ; pourtant, il est encore un aspect de la question, et non des moins importants, que nous essayerons de faire comprendre ou tout au moins pressentir par une brève indication.

     Le Verbe divin s’exprime dans la Création, disions-nous, et ceci est comparable, analogiquement et toutes proportions gardées, à la pensée s’exprimant dans des formes (il n’y a plus lieu ici de faire une distinction entre le langage et les symboles proprement dits) qui la voilent et la manifestent tout à la fois. La Révélation primordiale, œuvre du Verbe comme la Création, s’incorpore pour ainsi dire, elle aussi, dans des symboles qui se sont transmis d’âge en âge depuis les origines de l’humanité ; et ce processus est encore analogue, dans son ordre, à celui de la Création elle-même. D’autre part, ne peut-on pas voir, dans cette incorporation symbolique de la tradition « non humaine », une sorte d’image anticipée, de « préfiguration » de l’Incarnation du Verbe ? Et cela ne permet-il pas aussi d’apercevoir, dans une certaine mesure, le mystérieux rapport existant entre la Création et l’Incarnation qui en est le couronnement ?

     Nous terminerons par une dernière remarque relative à l’importance du symbole universel du Cœur et plus particulièrement de la forme qu’il revêt dans la tradition chrétienne, celle du Sacré-Cœur. Si le symbolisme est, dans son essence, strictement conforme au « plan divin », et si le Sacré-Cœur est le centre de l’être, réellement et symboliquement tout ensemble, ce symbole du Cœur, par lui-même ou par ses équivalents, doit occuper dans toutes les doctrines issues plus ou moins directement de la tradition primordiale, une place proprement centrale ; c’est ce que nous essayerons de montrer dans certaines des études qui suivent.

 

Note :

[1] Il n’est peut-être pas inutile de faire observer que ce point de vue, suivant lequel la nature est considérée comme un symbole du surnaturel, n’est aucunement nouveau, et qu’il a été au contraire envisagé très couramment au moyen âge ; il a été notamment celui de l’école franciscaine, et en particulier de saint Bonaventure. – Notons aussi que l’analogie, au sens thomiste de ce mot, qui permet de remonter de la connaissance des créatures à celle de Dieu, n’est pas autre chose qu’un mode d’expression symbolique basé sur la correspondance de l’ordre naturel avec le surnaturel.

Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962

La Réforme de la mentalité moderne

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La civilisation moderne apparaît dans l’histoire comme une véritable anomalie : de toutes celles que nous connaissons, elle est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, la seule aussi qui ne s’appuie sur aucun principe d’ordre supérieur. Ce développement matériel qui se poursuit depuis plusieurs siècles déjà, et qui va en s’accélérant de plus en plus, a été accompagné d’une régression intellectuelle qu’il est fort incapable de compenser. Il s’agit en cela, bien entendu, de la véritable et pure intellectualité, que l’on pourrait aussi appeler spiritualité, et nous nous refusons à donner ce nom à ce à quoi les modernes se sont surtout appliqués : la culture des sciences expérimentales, en vue des applications pratiques auxquelles elles sont susceptibles de donner lieu. Un seul exemple pourrait permettre de mesurer l’étendue de cette régression : la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin était, dans son temps, un manuel à l’usage des étudiants ; où sont aujourd’hui les étudiants qui seraient capables de l’approfondir et de se l’assimiler ?

La déchéance ne s’est pas produite d’un seul coup ; on pourrait en suivre les étapes à travers toute la philosophie moderne. C’est la perte ou l’oubli de la véritable intellectualité qui a rendu possibles ces deux erreurs qui ne s’opposent qu’en apparence, qui sont en réalité corrélatives et complémentaires : rationalisme et sentimentalisme. Dès lors qu’on niait ou qu’on ignorait toute connaissance purement intellectuelle, comme on l’a fait depuis Descartes, on devait logiquement aboutir, d’une part, au positivisme, à l’agnosticisme et à toutes les aberrations « scientistes », et, d’autre part, à toutes les théories contemporaines qui, ne se contentant pas de ce que la raison peut donner, cherchent autre chose, mais le cherchent du côté du sentiment et de l’instinct, c’est-à-dire au-dessous de la raison et non au-dessus, et en arrivent, avec William James par exemple, à voir dans la subconscience le moyen par lequel l’homme peut entrer en communication avec le Divin. La notion de la vérité, après avoir été rabaissée à n’être plus qu’une simple représentation de la réalité sensible, est finalement identifiée par le pragmatisme à l’utilité, ce qui revient à la supprimer purement et simplement ; en effet, qu’importe la vérité dans un monde dont les aspirations sont uniquement matérielles et sentimentales ?

Il n’est pas possible de développer ici toutes les conséquences d’un semblable état de choses ; bornons-nous à en indiquer quelques-unes, parmi celles qui se rapportent plus particulièrement au point de vue religieux. Et, tout d’abord, il est à noter que le mépris et la répulsion que les autres peuples, les Orientaux surtout, éprouvent à l’égard des Occidentaux, viennent en grande partie de ce que ceux-ci leur apparaissent en général comme des hommes sans tradition, sans religion, ce qui est à leurs yeux une véritable monstruosité. Un Oriental ne peut admettre une organisation sociale qui ne repose pas sur des principes traditionnels ; pour un musulman, par exemple, la législation tout entière n’est qu’une simple dépendance de la religion. Autrefois, il en a été ainsi en Occident également ; que l’on songe à ce que fut la Chrétienté au moyen âge ; mais, aujourd’hui, les rapports sont renversés. En effet, on envisage maintenant la religion comme un simple fait social ; au lieu que l’ordre social tout entier soit rattaché à la religion, celle-ci au contraire, quand on consent encore à lui faire une place, n’est plus regardée que comme l’un quelconque des éléments qui constituent l’ordre social ; et combien de catholiques, hélas ! acceptent cette façon de voir sans la moindre difficulté ! Il est grand temps de réagir contre cette tendance, et, à cet égard, l’affirmation du Règne social du Christ est une manifestation particulièrement opportune ; mais, pour en faire une réalité, c’est toute la mentalité actuelle qu’il faut réformer.

Il ne faut pas se le dissimuler, ceux mêmes qui se croient être sincèrement religieux n’ont, pour la plupart, de la religion qu’une idée fort amoindrie ; elle n’a guère d’influence effective sur leur pensée ni sur leur façon d’agir ; elle est comme séparée de tout le reste de leur existence. Pratiquement, croyants et incroyants se comportent à peu près de la même façon ; pour beaucoup de catholiques, l’affirmation du surnaturel n’a qu’une valeur toute théorique, et ils seraient fort gênés d’avoir à constater un fait miraculeux. C’est là ce qu’on pourrait appeler un matérialisme pratique, un matérialisme du fait ; n’est-il pas plus dangereux encore que le matérialisme avéré, précisément parce que ceux qu’il atteint n’en ont même pas conscience ?

D’autre part, pour le plus grand nombre, la religion n’est qu’affaire de sentiment, sans aucune portée intellectuelle ; on confond la religion avec une vague religiosité, on la réduit à une morale ; on diminue le plus possible la place de la doctrine, qui est pourtant tout l’essentiel, ce dont tout le reste ne doit être logiquement qu’une conséquence. Sous ce rapport, le protestantisme, qui aboutit à n’être plus qu’un « moralisme » pur et simple, est très représentatif des tendances de l’esprit moderne ; mais on aurait grand tort de croire que le catholicisme lui-même n’est pas affecté par ces mêmes tendances, non dans son principe, certes, mais dans la façon dont il est présenté d’ordinaire : sous prétexte de le rendre acceptable à la mentalité actuelle, on fait les concessions les plus fâcheuses, et on encourage ainsi ce qu’il faudrait au contraire combattre énergiquement. N’insistons pas sur l’aveuglement de ceux qui, sous prétexte de « tolérance », se font les complices inconscients de véritables contrefaçons de la religion, dont ils sont loin de soupçonner l’intention cachée. Signalons seulement en passant, à ce propos, l’abus déplorable qui est fait trop fréquemment du mot même de « religion » : n’emploie-t-on pas à tout instant des expressions comme celles de « religion de la patrie », de « religion de la science », de « religion du devoir » ? Ce ne sont pas là de simples négligences de langage, ce sont des symptômes de la confusion qui est partout dans le monde moderne, car le langage ne fait en somme que représenter fidèlement l’état des esprits ; et de telles expressions sont incompatibles avec le vrai sens religieux.

Mais venons-en à ce qu’il y a de plus essentiel : nous voulons parler de l’affaiblissement de l’enseignement doctrinal, presque entièrement remplacé par de vagues considérations morales et sentimentales, qui plaisent peut-être davantage à certains, mais qui, en même temps, ne peuvent que rebuter et éloigner ceux qui ont des aspirations d’ordre intellectuel, et, malgré tout, il en est encore à notre époque. Ce qui le prouve, c’est que certains, plus nombreux même qu’on ne pourrait le croire, déplorent ce défaut de doctrine ; et nous voyons un signe favorable, en dépit des apparences, dans le fait qu’on paraît, de divers côtés, s’en rendre compte davantage aujourd’hui qu’il y a quelques années. On a certainement tort de prétendre, comme nous l’avons souvent entendu, que personne ne comprendrait un exposé de pure doctrine ; d’abord, pourquoi vouloir toujours se tenir au niveau le plus bas, sous prétexte que c’est celui du plus grand nombre, comme s’il fallait considérer la quantité plutôt que la qualité ? N’est-ce pas là une conséquence de cet esprit démocratique qui est un des aspects caractéristiques de la mentalité moderne ? Et, d’autre part, croit-on que tant de gens seraient réellement incapables de comprendre, si on les avait habitués à un enseignement doctrinal ? Ne faut-il pas penser même que ceux qui ne comprendraient pas tout en retireraient cependant un certain bénéfice peut-être plus grand qu’on ne le suppose ?

Mais ce qui est sans doute l’obstacle le plus grave, c’est cette sorte de défiance que l’on témoigne, dans trop de milieux catholiques, et même ecclésiastiques, à l’égard de l’intellectualité en général ; nous disons le plus grave, parce que c’est une marque d’incompréhension jusque chez ceux-là mêmes à qui incombe la tâche de l’enseignement. Ils ont été touchés par l’esprit moderne au point de ne plus savoir, pas plus que les philosophes auxquels nous faisions allusion tout à l’heure, ce qu’est l’intellectualité vraie, au point de confondre parfois intellectualisme avec rationalisme, faisant ainsi involontairement le jeu des adversaires. Nous pensons précisément que ce qui importe avant tout, c’est de restaurer cette véritable intellectualité, et avec elle le sens de la doctrine et de la tradition ; il est grand temps de montrer qu’il y a dans la religion autre chose qu’une affaire de dévotion sentimentale, autre chose aussi que des préceptes moraux ou des consolations à l’usage des esprits affaiblis par la souffrance, qu’on peut y trouver la « nourriture solide » dont parle saint Paul dans l’Épître aux Hébreux.

Nous savons bien que cela a le tort d’aller contre certaines habitudes prises et dont on s’affranchit difficilement ; et pourtant il ne s’agit pas d’innover, loin de là, il s’agit au contraire de revenir à la tradition dont on s’est écarté, de retrouver ce qu’on a laissé se perdre. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de faire à l’esprit moderne les concessions les plus injustifiées, celles par exemple qui se rencontrent dans tant de traités d’apologétique, où l’on s’efforce de concilier le dogme avec tout ce qu’il y a de plus hypothétique et de moins fondé dans la science actuelle, quitte à tout remettre en question chaque fois que ces théories soi-disant scientifiques viennent à être remplacées par d’autres ? Il serait pourtant bien facile de montrer que la religion et la science ne peuvent entrer réellement en conflit, pour la simple raison qu’elles ne se rapportent pas au même domaine. Comment ne voit-on pas le danger qu’il y a à paraître chercher, pour la doctrine qui concerne les vérités immuables et éternelles, un point d’appui dans ce qu’il y a de plus changeant et de plus incertain ? Et que penser de certains théologiens catholiques qui sont affectés de l’esprit « scientiste » au point de se croire obligés de tenir compte, dans une mesure plus ou moins large, des résultats de l’exégèse moderne et de la « critique des textes », alors qu’il serait si aisé, à la condition d’avoir une base doctrinale un peu sûre, d’en faire apparaître l’inanité ? Comment ne s’aperçoit-on pas que la prétendue « science des religions », telle qu’elle est enseignée dans les milieux universitaires, n’a jamais été en réalité autre chose qu’une machine de guerre dirigée contre la religion et, plus généralement, contre tout ce qui peut subsister encore de l’esprit traditionnel, que veulent naturellement détruire ceux qui dirigent le monde moderne dans un sens qui ne peut aboutir qu’à une catastrophe ?

Il y aurait beaucoup à dire sur tout cela, mais nous n’avons voulu qu’indiquer très sommairement quelques-uns des points sur lesquels une réforme serait nécessaire et urgente ; et, pour terminer par une question qui nous intéresse tout spécialement ici, pourquoi rencontre-t-on tant d’hostilité plus ou moins avouée à l’égard du symbolisme ? Assurément, parce qu’il y a là un mode d’expression qui est devenu entièrement étranger à la mentalité moderne, et parce que l’homme est naturellement porté à se méfier de ce qu’il ne comprend pas. Le symbolisme est le moyen le mieux adapté à l’enseignement des vérités d’ordre supérieur, religieuses et métaphysiques, c’est-à-dire de tout ce que repousse ou néglige l’esprit moderne ; il est tout le contraire de ce qui convient au rationalisme, et tous ses adversaires se comportent, certains sans le savoir, en véritables rationalistes. Pour nous, nous pensons que, si le symbolisme est aujourd’hui incompris, c’est une raison de plus pour y insister, en exposant aussi complètement que possible la signification réelle des symboles traditionnels, en leur restituant toute leur portée intellectuelle, au lieu d’en faire simplement le thème de quelques exhortations sentimentales pour lesquelles, du reste, l’usage du symbolisme est chose fort inutile.

Cette réforme de la mentalité moderne, avec tout ce qu’elle implique : restauration de l’intellectualité vraie et de la tradition doctrinale, qui pour nous ne se séparent pas l’une de l’autre, c’est là, certes, une tâche considérable ; mais est-ce une raison pour ne pas l’entreprendre ? Il nous semble, au contraire, qu’une telle tâche constitue un des buts les plus hauts et les plus importants que l’on puisse proposer à l’activité d’une société comme celle du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur, d’autant plus que tous les efforts accomplis en ce sens seront nécessairement orientés vers le Cœur du Verbe incarné, Soleil spirituel et Centre du Monde, « en lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science », non de cette vaine science profane qui est seule connue de la plupart de nos contemporains, mais de la véritable science sacrée, qui ouvre, à ceux qui l’étudient comme il convient, des horizons insoupçonnés et vraiment illimités.

[Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap. Ier. – Publié dans Regnabit, juin 1926. Texte d’une communication faite par l’auteur à la journée d’étude du 6 mai 1926 organisée par la Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Coeur. Sur cette société, cf. Introduction.]