L’autophagie du monde : la question du sens 4

Michael ChevalPeinture de Michael Cheval

 

     La transcendance de la Vérité par rapport à la démonstrabilité, admise par les mathématiques avec Gödel, appelle à une nouvelle épistémologie, une nouvelle philosophie de la science. L’explication du monde par les seules voies du rationalisme classique n’est pas ontologiquement suffisante. Il existe d’autres niveaux de réalité. Le temps et l’espace ne sont pas des absolus. L’univers n’est pas le fruit du hasard et n’est pas soumis à un déterminisme aveugle. Il n’est pas fini car le Réel transcendant se manifeste aussi dans l’immanence. (30)

     Sortir de l’impasse rationnelle n’est pas manquer à la raison mais, bien au contraire, se couper de la déraison où a mené la technoscience, vouée au système de marché qui transforme le monde entier en marchandise et l’homme en prothèse. L’enjeu est immense et la science joue un rôle clef. En changeant de paradigme, elle retrouve la conscience, renoue avec sa mission de connaissance -jusqu’alors dissoute dans l’efficience, c’est-à-dire détournée vers les seules applications techniques- et s’ouvre aux voies de la transversalité et de la convergence, notamment avec la métaphysique. C’est à cette fin qu’ont lieu des rencontres périodiques entre des personnes spécialisées dans les différents domaines de la science et des humanités, afin d’exposer les fruits de leur travaux sur les thèmes centraux proposés. (31) Quand Frank Hatem, docteur en ontologie, écrit que nous ne sommes pas plusieurs esprits ayant conscience d’un univers, mais un seul esprit ayant conscience de plusieurs univers, on ne peut s’empêcher de penser à ce passage du Mahâbhârata, la fameuse épopée sanskrite de la mythologie hindoue, composée dans l’Antiquité : Indivisible mais comme divisé en êtres. (32)

     Le Dr José María López Sevillano précise l’esprit de ces rencontres : Les Symposiums Régionaux de Philosophie et le prochain Congrès Mondial de Métaphysique qui aura lieu en 2009 à Rome devront entendre le concept de “science”, non pas à partir du monisme scientiste qui exclut tout ce qui dans la réalité échappe à la quantification, mais à partir d’une conception ouverte qui facilite, avec rigueur méthodologique, les voies d’accès non seulement au caractère sensible ou mathématisable de la réalité, mais aussi à cette autre dimension qui transcende le domaine exclusivement expérimental. Pour acquérir une attitude scientifique ouverte, authentique, qui soit au service de l’être humain et de ses fins honnêtes, nous avons, selon la pensée de Fernando Rielo, deux formes méthodologiques possibles, s’appliquant aux deux dimensions sous lesquelles la réalité se présente à nous : la méthodologie expérimentale et la méthodologie expérientielle… (33) L’essentiel est dit : une science au service de l’être humain et de ses fins honnêtes, c’est-à-dire, étymologiquement, conformes à l’honneur. L’idée d’une science ouverte à la méthodologie expérientielle redonne toute sa place à l’homme. C’est déterminant car c’est la clef même d’un changement de paradigme. Heisenberg, un des pères fondateurs de la physique quantique, le concède : La division de l’univers en deux (un système observé et un système d’observation) s’oppose à ce que la loi de causalité soit fondé rigoureusement. Il en ressort qu’une compréhension cohérente de l’univers ne peut s’atteindre qu’en cessant de séparer l’observateur de l’observé. L’opposition entre le subjectif et l’objectif trouve là sa nécessaire et véritable conciliation, dont Hegel dit qu’elle est cette connaissance que poussée à l’extrême, cette opposition se résout elle-même, — qu’en soi, comme dit Schelling, les opposés sont identiques et non seulement en soi, mais que la vie éternelle consiste précisément à produire éternellement l’opposition et à la concilier éternellement. Connaître l’unité dans l’opposition, et dans l’opposition, l’unité, c’est le savoir absolu ; et la science philosophique consiste à connaître cette unité dans tout son développement par elle-même. (34) L’unité, c’est le savoir absolu… Comme on le voit, les ponts sont déjà jetés. Il ne reste qu’à ouvrir les portes de la perception.

     La méthodologie expérientielle, en une approche que l’on pourrait définir comme systémique, intègre l’expérience de l’observateur en tant que personne prise dans sa globalité. De ce fait -et si l’on s’en réfère aux travaux du philosophe et psychologue Eugène Genglin, (35) quoique spécifiquement appliqués à la psychothérapie- cette méthodologie considère nécessairement plusieurs aspects : l’aspect organismique, en ce que toute expérience est d’abord vécue par le corps physique et donc ressentie corporellement dans l’organisme ; l’aspect existentiel, en ce que l’expérience est conditionnée par la manière dont l’observateur se perçoit et se vit en relation avec le monde et autrui ; l’aspect implicite, en ce que l’expérience est liée à la réalité subjective interne à l’observateur, une réalité encore non élucidée, inexplicitée donc, mais foncière et déterminante en ce quelle sous-tend le processus de symbolisation et de représentation ; l’aspect processuel, en ce que l’expérience, qui n’est pas exclusivement abordée et vécue en terme de contenu, prête toute son attention au flux de sensations, d’impressions et de sentiments qu’elle fait naître et dont les variations -et donc l’incessante transformation- donnent lieu à de nouvelles informations, implications et ressources.

     La pertinence d’une méthodologie expérientielle découle de l’idée simple de l’unité de l’univers (mot signifiant « tourné vers l’un »), que rien, donc, ne lui étant extérieur, on ne saurait le comprendre en l’observant comme s’il était extérieur à l’observateur. On ne peut voir la cause en observant l’effet : aucune cause n’est « observable », puisqu’elle s’est transformée en effet, écrit Léon Raoul Hatem (36) dont le fils, Frank, poursuit : En réalité, on ne peut connaître l’univers que parce qu’il est intérieur à notre esprit, et la Logique qu’on y découvre n’est que la manifestation de cette évidente identité de nature entre notre raison et la matière. Pour éviter cette évidence, on décrète l’univers incompréhensible sous prétexte qu’il n’a pas de réalité objective, comme si la causalité supposait une quelconque réalité matérielle (…) C’est au contraire parce que l’univers, bien qu’intérieur, paraît extérieur, qu’il est intéressant de chercher, et c’est SOI que l’on découvre. (37) La réflexion de Frank Hatem répond comme en écho, au-delà des siècles, à cette pensée de Lao Tseu : Sans sortir de ma maison, je connais l’univers ; sans regarder par ma fenêtre, je découvre les voies du ciel. Plus l’on s’éloigne et moins l’on apprend. (38) Si la science métaphysique précède la science physique, c’est par leur convergence, en notre temps, qu’elles s’éclairent mutuellement.

     La crise actuelle de la raison métaphysique, d’une part impose la nécessité de repenser la métaphysique, et d’autre part réaffirme la nécessité de la transcendance dans un monde peu solide, où la métaphysique est nécessaire parce qu’elle nous mène au fondement ultime, tant de la connaissance que de notre existence.

Patricio Cárdenas (39)

     Si la rupture entamée avec le positivisme et le réductionnisme, qui continuent globalement de servir de cadre conceptuel à la science, induit l’entrée dans de nouveaux paradigmes, elle n’en appelle pas moins à une reconsidération radicale de la modernisation, assimilée à l’occidentalisation. C’est un fait. Le capitalisme et le système marchand, armés par la science et ses applications techniques ont, en se mondialisant, occidentalisé la planète entière, absorbant et désintégrant les sociétés et les cultures locales. Cette conquête a été accélérée et facilitée par l’affairisme partagé et la commune fascination pour la technique. Ainsi sont les hommes. Il est donc important d’appuyer l’idée décisive que les nouveaux paradigmes scientifiques, pour être intelligibles dans les cultures des peuples et des communautés du monde, devront intégrer des logiques alternatives, de nouveaux concepts, de nouveaux modes de raisonnement issus des différents patrimoines, dans toutes leurs composantes mythologiques, philosophiques, mystiques, théologiques, scientifiques, juridiques, artistiques… Et cela nécessite de sortir, comme le souligne avec force Mohammed Taleb, du processus pervers qui veut que la modernisation suppose nécessairement l’occidentalisation.(40) Autrement, le globalisme niveleur continuera son œuvre basse. Le renouement de la science avec la conscience, l’alliance de la raison et de l’intuition sont aussi un retour aux sources, une reconnaissance active et féconde de l’expérience humaine à travers les âges, dans toute sa pluralité. C’est à ce formidable rendez-vous que l’Histoire nous convie, non pas comme une boucle qui se refermerait, mais comme le premier cercle d’une nouvelle spirale d’évolution. Il importe néanmoins de rester vigilant quant aux développements possibles de nouveaux paradigmes scientifiques que rien ne met à l’abri d’un glissement vers une sorte de néo-scientisme, un tropisme qui serait l’effet d’une logique endogène. Or, la pensée occidentale, en tous les domaines de la connaissance, (et donc aussi le raisonnement scientifique) est toujours basée sur la logique dite classique et dont Aristote est considéré comme le véritable fondateur. Cette logique -il est toujours bon de le rappeler- s’articule autour de trois grands principes : celui d’identité, celui de non-contradiction et celui du tiers-exclu. Le principe d’identité, qui fonde l’adéquation de la vérité à elle-même (une chose est ce qu’elle est) repose cependant sur une vision réductionniste du réel, donc séparatiste. Or, dans un univers où tout est lié, interdépendant, rien ne saurait être identifié en soi. Le principe d’identité est donc une abstraction car il ne considère que des fictions. Le principe de non-contradiction porte sur l’impossibilité logique d’affirmer et de nier simultanément le prédicat du sujet. Il établit ainsi l’impossibilité ontologique de la coexistence des contraires. C’est encore un principe réducteur car limitatif, en ce qu’il exclu implicitement, non seulement l’idée de la conciliation des opposés en un tiers-terme qui les transcende et les unit, mais aussi celle qu’un univers illimité puisse contenir toutes les possibilités. Le principe du tiers-exclu, enfin, affirme la disjonction d’une proposition avec sa négation (toute chose doit nécessairement et exclusivement être affirmée ou niée). Ce principe est également réducteur en ce qu’il fonde la dualité et donc la logique binaire, excluant la gradation, la nuance et la subtilité. Il sert également d’ossature à la logique manichéenne. La logique tétravalente est une alternative à ce système car elle envisage quatre possibilités : de deux termes, l’un est faux et l’autre vrai ou inversement ; les deux termes sont mutuellement vrais ou faux. Quand Gandhi écrit que chacun a raison selon son propre point de vue, mais il n’est pas impossible que tout le monde ait tort (41), il ne se place pas dans une logique binaire. La logique tétravalente conduit l’esprit à adopter une vision relativiste, capable d’envisager la pluralité des possibilités et donc de s’ouvrir à une compréhension plus large.

     La question du sens induit donc aussi, comme on le voit, un repositionnement de la raison par rapport à sa logique implicite. Tout nouveau paradigme scientifique, sans pour autant en renier l’apport, doit nécessairement dépasser la logique classique dont les limites sont aujourd’hui évidentes, en tous les cas impropres à sortir la science positiviste de son exclusivisme, de ses impasses, encore moins de ses applications viciées. Cette nouvelle posture de l’esprit n’est plus celle du fer de lance de la raison discursive, mais de la coupe de la raison intuitive. Elle exige donc une certaine humilité, assurément la chose au monde la moins partagée. Selon Mohammed Taleb, si la science doit intégrer de nouveaux paradigmes pour sortir de l’ornière du positivisme, cette évolution, d’un point de vue méthodologique, doit obligatoirement s’inscrire dans la transdisciplinarité. Celle-ci représente la condition foncière pour empêcher le dévoiement, toujours possible, de tout nouveau paradigme. Pour lui, le réenchantement du monde passe par la transdisciplinarité, seule capable d’impulser et d’accompagner une remontée vers cette instance supérieure qu’est la Vie elle-même. Mohammed Taleb s’éloigne ainsi de l’idée d’une science qui serait l’unique horizon de la Connaissance et appelle instamment à la dépasser. Il va même plus loin : À la différence de l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité ne se contente pas d’un dialogue entre des disciplines diverses, elle dépasse ce dialogue en convoquant l’imaginaire, le mythe, le fantastique, le sacré. (42) La question du sens est un chemin de pensée. Si elle invite à interroger le monde, la vie, soi-même, c’est sans être tendue vers l’obtention d’une réponse qui se voudrait ultime. Elle est un rappel au mystère des choses et à l’indicible, au Réel voilé et irréductible mais pleinement efficient dans l’être. Loin d’être une trituration de l’esprit aux prises avec la complexité apparente des problèmes, elle en est l’apaisement, le repos. L’agitation et le tumulte du monde moderne sont tels parce que le sens s’y est subverti en raisons objectivées, limitées et péremptables. La complétude mène à la finitude. La question du sens, elle, conduit au dépassement. Par le lâcher-prise. L’homme n’est que de passage.

     Non, il n’est pas absurde de penser que l’univers a été créé pour que s’y déroule un vaste projet. Oui, il est possible que l’émergence d’une conscience capable d’appréhender l’Univers, d’apprécier sa beauté et de rechercher son sens ait été attendue depuis le Big Bang. Oui on peut penser que les intuitions majeures que l’on retrouve derrière les grandes traditions humaines ne sont pas des illusions et que les grandes révélations véhiculées par certaines d’entre elles ne sont pas d’origine humaine.

Jean Staune (43)

     La question du sens ne se pose pas uniquement à l’individu, mais à la société tout entière, dans tous les domaines et à toutes les échelles. Et la première chose qu’une société se doit d’établir, c’est de savoir si elle est faite pour l’homme ou contre l’homme, pour la vie ou contre la vie, pour tous ou seulement quelques uns. Or, si nous observons la réalité, la réponse à ces questions est trois fois négatives. Une telle société est donc mauvaise par nature et ne peut conduire qu’à la destruction. Mais ce ne sera pas le seul fait de ceux qui mènent le jeu par le sommet, mais aussi de tous ceux -l’immense majorité- qui cautionnent ce système par leurs comportements particuliers dans la vie de tous les jours. Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire, écrit Einstein.

     Assurément, la majorité ne peut rien faire par elle-même, n’étant qu’une somme d’individus. Une masse est un nombre qui peut exercer une pression, mais elle n’est pas une entité pensante et stable. Elle peut donner une inflexion momentanée, renverser un ordre quelconque, mais il lui est impossible de maintenir une obtention dans la durée. Les forces peuvent changer de pôles, mais les mêmes causes produiront tôt ou tard les mêmes effets. Parce qu’on ne refait pas les hommes. Ainsi les révolutions abattent-elles des tyrans pour mettre en place des dictateurs.

     Dans un monde qui ne sait plus où il va, l’individu finit lui aussi par entrer en errance. Il est alors bien avisé de se rappeler ce proverbe africain : Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens. Ce n’est pas regarder en arrière mais remonter vers l’amont, vers la source. Longer les rives de sa vie, de l’histoire, pour voir à quel endroit une eau limpide a commencé à se brouiller pour finir par être imbuvable.

     La question du sens est une quête. C’est un pèlerinage aux sources.

 

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

 

Notes :

(30) La théorie de l’état stationnaire, qui suppose que l’univers, homogène et isotrope, est éternel et immuable, est un modèle cosmologique abandonné, du fait de ne plus rendre compte des observations actuelles, notamment de celles découlant de la découverte de l’accélération de l’expansion de l’univers. L’idée d’une expansion de l’univers n’est pas nouvelle. Elle figure curieusement dans le Coran : « Le ciel, Nous l’avons construit par Notre puissance et Nous l’étendons (constamment) dans l’immensité. » (Sourate 51, v. 47). En absolu, la Création n’aurait donc pas de point Alpha mais serait un fait constant. Par déduction logique, elle n’aurait pas non plus de point Oméga.

(31) Le dernier Congrès Mondial de Métaphysique, qui s’était tenu à Rome en 2009, avait alterné conférences et tables rondes sur les sujets suivants : Neurométaphysique comme philosophie première ? – Métaphysique et Société – Métaphysique et Art – Le Modèle Génétique – Métaphysique et Théologie – Implications du Modèle Génétique dans les domaines expérientiel et expérimental.

(32) Ce passage se trouve précisément dans la Bhagavad-Gītā (XIII, 17) la partie centrale du Mahâbhârata.

(33) Voie d’accès à la pensée de Fernando Rielo, Dimensions du dialogue métaphysique : science, culture et mystique, 5th World Conference 2012 – metaphysics2009.org – août 2004

(34) Georg Wilhem Friedrich Hegel, Cours d’histoire de la philosophie, Gallimard 1939

(35) Eugène T. Gendlin, Focusing, au centre de soi : une porte ouverte sur le langage du corps, Pocket 2010

(36) Léon Raoul Hatem, La fin de l’Inconnaisssable, Ganymède 1990

(37) Frank Hatem, Comprendre la Physique Quantique, Hatem.com

(38) Lao Tseu, Tao Te King, II, 47 – Traduction de Stanislas Julien.

(39) Congrès Mondial de Métaphysique, 5th World Conference 2012 – metaphysics2009.org – octobre 2009

(40) Mohammed Taleb, op.cit.

(41) Mohandas Karamchand Gandhi, Lettres à l’Ashram, Albin Michel 1948

(42) Mohammed Taleb, op.cit.

(43) Jean Staune, op. cit.

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