L’autophagie du monde : la question du sens 3

Michael chevalPeinture de Michael Cheval

 

     Si la question du sens ne mène pas à ce point de suspension, où plus rien ne peut être dit, ni même pensé, si elle ne conduit pas au silence, c’est l’univers tout entier qui se retrouve réduit à lui-même et dont il ne reste alors plus qu’à comprendre la mécanique, en avançant de comment en comment. Mais loin de représenter un figement, cette suspension est un point de basculement dans un nouveau paradigme. Non qu’il faille nier ou empêcher ce besoin naturel, impérieux, irrépressible, viscéral d’explorer le monde et l’univers chez l’homme. Mais si ces conquêtes-là ne sont pas mues par une quête qui les dépasse, le progrès qu’elles apportent ne tissera jamais qu’une trame linéaire dans un univers unidimensionnel et donc, à terme, atrophiant, régressif et destructeur. Le physicien théoricien Basarab Nicolescu l’affirme : La science repliée sur elle-même, coupée de la philosophie, de par sa position dominante dans notre société, ne peut mener qu’à l’auto-destruction. Et plus loin : Nous étions en danger de mort, sous l’influence de maîtres à penser prônant un seul niveau de Réalité, horizontal, où tout tourne en rond et engendre fatalement le chaos, l’anarchie, l’auto-destruction.(14) De ce point de vue, les effets du matérialisme actuel sont assez démonstratifs et le constat formulé jadis par le sociologue allemand Max Weber (15) sur le désenchantement du monde comme horizon des sociétés contemporaines est plus vrai que jamais. La science a contribué de façon décisive aux crises socio-écologiques et à la crise spirituelle de l’homme moderne, écrit le philosophe et historien Mohammed Taleb. Elle a apporté au capitalisme les techniques permettant de soumettre les réalités du cosmos en même temps qu’elle a participé à la légitimation intellectuelle et morale de cette logique de mort. (16)

     Si la question du comment porte sur l’horizontalité, c’est-à-dire la voie extérieure du défini, la question du sens s’inscrit dans la verticalité, c’est-à-dire la voie intérieure de l’indéfini. L’homme est à la croisée. Il est ceci, il est cela, mais il ne se réduit par essence à rien.(17) Ce postulat de l’irréductibilité (18) est déterminant en ce qu’il cadre la question éthique sur la notion d’humanité et le traitement de l’homme, sur ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire.(19) Et c’est justement aussi cette indéfinition de l’homme qui donne à la question du sens sa pleine portée : celle de l’Absolu.(20) Pour le biologiste Kenneth Miller, de la Brown University de Providence (États-Unis), l’indéterminisme de la mécanique quantique exclut une compréhension complète de la nature par l’homme et laisse donc, selon lui, une place à l’intervention de Dieu.(21) Le philosophe et biologiste Michael Ruse, de la Florida State University, partage cet avis.(22) Ces positions s’inscrivent dans la vaste controverse qui oppose les évolutionnistes aux créationnistes et à laquelle Jean Staune, fondateur de l’Université Interdisciplinaire de Paris, consacre une analyse fine dans son article La question du sens de l’Évolution : la Biologie Non-Darwinienne et ses Implications Philosophiques (staune.fr – rubrique Débat – Mécanismes de l’évolution).

     Quand le Prix Nobel de médecine Christian de Duve déclare opter en faveur d’un univers signifiant et non vide de sens, non parce qu’il désire qu’il en soit ainsi, mais parce que c’est ainsi qu’il interprète les données scientifiques dont nous disposons (23) et que le biochimiste et généticien britannique, Michael Denton, reconnaît que toutes les évidences disponibles dans les sciences biologiques supportent la proposition centrale de la théologie naturelle traditionnelle, à savoir que le cosmos est un tout agencé de telle façon que la vie et l’être humain en constituent les buts fondamentaux (24), il y a lieu de se réjouir de ce renouement de la science avec la conscience. En effet, on observe un recul des positions de la philosophie de l’absurde rivée à l’hypothèse, voire au postulat du hasard (25), pour expliquer l’univers. De plus en plus de scientifiques sont en rupture avec un scientisme verrouillé à l’idée d’une complétude explicative de la réalité, non pas uniquement ou simplement parce que cette idée exclut l’existence de Dieu, c’est-à-dire d’un Principe Créateur, d’une Conscience Supra-Cosmique, mais parce qu’elle restreint les champs de la prospective, donc de la compréhension et, subséquemment, de l’évolution de la science elle-même et de l’humanité. L’ancien paradigme galiléo-newtonien (26), fondé sur une acception exclusivement quantitative du réel (27), où tout serait mesurable et homogène, ne répond plus aux perspectives ouvertes par la physique quantique. Ainsi, la théorie de l’incomplétude établit que la réalité des phénomènes physiques n’épuise pas le Réel transcendant et voilé, inaccessible à la raison objectivante. Pour Jean-François Lambert, il apparaît à l’évidence que tant l’étude du langage (Wittgenstein) ou celle de la logique (Gödel) que celle de la structure de la matière (Heisenberg) ou de l’inconscient (Lacan) débouchent sur le même constat d’incomplétude, le même horizon d’indécidabilité, la même impossibilité à limiter le vrai à la totalité de ce qui peut être dit, formellement démontré ou immédiatement mesuré.(28) Le physicien Bernard d’Espagnat, à contre-pied de la conception kantienne de causalité circonscrite au seul champ des phénomènes, s’appuie lui aussi sur les recherches de la physique quantique qui met à mal la causalité des phénomènes. Partant, il développe la théorie de la causalité élargie, fondée sur la notion de réalité indépendante, et n’hésite donc pas à se « jeter » dans le vide. Certes, sa théorie suscite la controverse dans le milieu scientifique, et c’est tant mieux car cela nourrit le débat et fait avancer la réflexion.(29)

 

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

 

Notes

(14) Basarab Nicolescu, Nous, la Particule et le Monde, Le Mail 1985.

(15) Max Weber (1864-1920) est considéré comme le fondateur de la sociologie compréhensive, c’est-à-dire d’une approche sociologique qui fait du sens subjectif des conduites des acteurs le fondement de l’action sociale.

(16) Mohammed Taleb, op. cit.

(17) D’un point de vue réductionniste, toute être est une fiction en ce qu’il compose une entité biologique et psychologique réductible aux propriétés physiques dont elle émerge, l’effet de superstructure d’un agrégat atomique. D’un point de vue émergentiste, tout être est irréductible à ses constituants. Il est donc « autre ».

(18) Les neurosciences affirment l’existence d’une conscience irréductible aux opérations neuronales du cerveau.

(19) L’idée du clonage humain, par exemple, dérive d’une vision réductionniste.

(20) Décliné sous diverses appellations, selon la croyance religieuse ou la conviction philosophique.

(21) Kenneth Miller, Finding Darwin’s God, Harper and Collins 2000.

(22) Michael Ruse, Can a darwinian be a christian ? Cambridge Universitt Press 2000.

(23) Christian de Duve, Poussière de Vie, Fayard 1996, p. 494.

(24) Michael Denton, L’Évolution a-t-elle un sens ?, Fayard 1997, p. 528.

(25) Une notion vide -au mieux transitionnelle- destinée à parer l’ignorance des causes mais dont on se sert aussi pour évacuer, non pas simplement l’idée d’une Loi causale, d’une Intention causale supra-cosmique, d’une Intelligence Supérieure, mais surtout toute approche téléologique et donc la question du sens. Une raison accidentelle ne dure pas. Si l’univers était un accident, il s’arrêterait. S’il était le fruit du hasard, il faudrait qu’il soit le fruit du hasard à chaque instant, ce qui à l’évidence nierait que ce soit un hasard. L’univers a une cause, c’est-à-dire qu’il a un BUT, et cette cause, ce but, sont désormais connus. Qui dit but dit énergie. Sans but, personne n’a d’énergie. (Léon Raoul et Frank Hatem, conférence sur l’Approche de l’Hyperscience, IIIe Congrès de Métaphysique, Paris 1992).

(26) Dit aussi cartésianiste, positiviste, scientiste, matérialiste.

(27) Dont la nature objectivante, réductrice et mutilante est, pourrait-on dire, consubstantielle à la nature spéculative du capitalisme-marchand. Quand tout est scientifiquement mesurable, tout devient quantifiable et finalement commercialisable, par enchaînement logique.

(28) Jean-François Lambert, L’incomplétude, un nouveau paradigme, Université Interdisciplinaire de Paris.

(29) On lira avec beaucoup d’intérêt et de bonheur l’article que Martial Seon consacre à cette question sur le site Futura-Sciences : La causalité classique remise en question par la physique quantique (3/07/2001).

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