L’autophagie du monde : la question du sens 2

michael cheval_quête du sens 2Peinture de Michael Cheval

 

     Il se passe quoi ? Cette question n’a d’abord l’air de rien mais révèle bien vite sa force d’amorçage, pour peu qu’une fois posée, on la laisse agir. On s’aperçoit alors qu’elle porte davantage sur celui qui la pose que sur le monde qui l’entoure. Ainsi se reformule-t-elle en « Dans ce qui se passe, je suis quoi ? » ou encore, par extension « Je sers à quoi ? » et, finalement « Je suis qui ? » (sous-entendu « là-dedans ») pour aboutir à la question-mère « Qui suis-je ? ». L’interrogation ontique mène logiquement et implicitement à l’interrogation ontologique.(8) Mais celle-ci n’appelle pas nécessairement à engager une investigation philosophique. Elle a surtout une fonction axiale. Et ce n’est pas tant sa réponse qui importe que le fait même qu’elle se pose ou qu’on la pose comme essentielle. Elle n’appelle donc pas de réponses strictes -qui ne seraient que des certitudes arrêtées- car rien n’est définitif. Elle donne une direction et ouvre le chemin vers soi-même, vers son identité radicale, la quête réelle de tout homme. Je ne cherche pas à connaître les réponses, je cherche à comprendre les questions, enseigne Confucius.(9) Comprendre les questions c’est d’abord les laisser faire leur travail en nous, les laisser nous interroger sur notre condition. Elles nous conduisent alors à voir les vrais problèmes de l’existence.

     Une existence exclusivement tournée vers la vie physique et matérielle, telle que la société consumériste s’applique à nous y maintenir immergés, nous coupe de notre être et nous éloigne de notre nature. L’individu est y exalté mais dans ses seuls penchants égotiques et narcissiques, pour, au final, ne plus stimuler que son cerveau reptilien et le ramener à ses comportements primitifs qui consistent à répondre aux besoins fondamentaux, mais démultipliés et revisités sans cesse grâce au pouvoir de la technique. Une existence ainsi extravertie, livrée aux pulsions, nous décentre et nous dépossède en réalité de nous-mêmes, nous instillant le sentiment, plus ou moins clairement ressenti, que nous perdons ou avons perdu notre âme, ce quelque chose d’essentiel, d’indicible, ce filigrane en nous qui, même s’il est infime, fait que nous aspirons profondément à une vie supérieure, au-delà des simples contingences matérielles. Et ce sentiment de perte de soi-même se traduit très vite par celui, lié, de la perte du sens.

     Idéalement, il s’agit de réaliser l’équilibre entre l’être et l’étant (qui se prolonge dans l’ayant), entre le développement social, civilisationnel, économique et le développement proprement humain (10), entre l’irrépressible conquête physique et l’incoercible quête métaphysique. Il s’agit, en quelque sorte, de réintégrer le comment dans un pourquoi et un pour qui. La question du sens se pose. Mais elle ne saurait se réduire à celle de la simple raison de vivre, qui diffère selon les individus. La question du sens porte sur la raison d’être, celle-là même qui éclaire notre présence à la vie et au monde, et, au-delà, qui amène la conscience à considérer notre «êtreté», (11) c’est-à-dire au fait même d’être. La question du sens ne consiste donc pas simplement à se demander « Qui suis-je ? » mais « Pourquoi suis-je ? ». Cette question, véritablement métaphysique, procède en réalité de cette autre question, immense, ultime : « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? ». Mais vouloir y répondre serait se dissoudre dans le vide, il faut bien l’admettre. La certitude absolue sera à jamais hors de notre portée. Jamais la science ne pourra aller au bout du chemin, écrit l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Le résultat magique de Gödel (12) nous a montré les limites de la raison. Il nous faut donc faire appel à d’autres modes de connaissance comme l’intuition mystique ou religieuse, informée et éclairée par les découvertes de la science moderne. (13) Mais la raison, pour se maintenir, a besoin d’incertitudes qui la tiennent éveillée et la remettent sans cesse en marche. Ainsi, l’incertitude absolue lui assure un viatique inépuisable : la certitude que le dernier mot ne sera jamais dit. S’il n’y a pas de réponse définitive à l’interrogation radicale, nulle autre réponse à quelque interrogation que ce soit ne saurait être définitive. Par conséquent, un système fondé sur des certitudes arrêtées -qui ne sont que des fictions- ne peut se développer et durer que par la force, c’est-à-dire, finalement, qu’en s’opposant à la liberté et donc à l’aspiration la plus profondément inscrite en l’être. Cette liberté intrinsèque n’est pas principiellement annulée par le relativisme, l’interdépendance et les déterminismes particuliers, inhérents à un ordre donné (en l’occurrence, celui de la réalité phénoménale en toutes ses compositions). Elle est la marque, en nous, de l’infinitude et de l’éternité, d’un au-delà, d’un par delà l’au-delà, d’une force absolutoire et virginisante, une puissance créatrice absolue. Pas moins.

 

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

 

Notes

(8) En philosophie, est ontique ce qui se restreint à l’étant (Heidegger) et ontologique ce qui concerne l’être.

(9) Entretiens

(10) L’humain en tant qu’être biologique, sensible, ressentant et pensant mais aussi en tant qu’entité spirituelle.

(11) Néologisme emprunté à l’orientaliste Alexandra David-Neel.

(12) Le théorème d’incomplétude (1931) selon lequel il existe des vérités mathématiques qu’il est impossible de démontrer. Gödel établit ainsi les limites des mathématiques, c’est-à-dire du raisonnement logique, d’où la conclusion que l’ensemble des phénomènes observés ne peut être expliqué par une théorie scientifique.

(13) Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’Harmonie, Fayard 1998, p. 446

Un commentaire sur “L’autophagie du monde : la question du sens 2

  1. Puisque vous citez Alexandra David-Neel je me permets de rappeler un de ses livres « la puissance du néant », magnifique questionnement sur nos aspirations, nos désirs et ce que nous sommes amenés à faire, en bien ou en mal, juste animés par « rien ».
    En une phrase : un disciple tue son maître pour lui voler la châsse dans laquelle il est dit qu’il y a un trésors. Mais quand l’assassin ouvre enfin le coffre, il n’y a rien à l’intérieur.
    Quand je soupçonne qu’un enfant a de la difficulté à « mettre du sens » sur ses apprentissages, je lui pose la question « à quoi ça sert? ». Par exemple : à quoi ça sert de mettre en tablier? L’enfant qui ne comprend pas le sens de ses actions répond : « à faire de la peinture ». plutôt que de répondre : à protéger mes habits des taches de peinture.
    Bon, C’est peut-être un peu simpliste, ici il s’agit du sens par rapport à une action, un comportement, et non pas le sens de l’existence, et pourtant c’est toujours la même question : à quoi ça sert, à quoi serst ma vie.
    Trinh Xuan Thuan pas toujours facile à lire, il faut s’accrocher! (la mélodie secrète)

     » l’incertitude absolue » heureusement nous rend humain, limités donc rassurés par le fait que nous ne sommes pas dans le vide, et nous laisse « désirant », en marche « vers ». (sans jeu de mots poétiques)

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