L’autophagie du monde : la question du sens 1

igor morski_223Copyright © Igor Morski

 

     Née en Occident, dans le prolongement d’une certaine trajectoire sociale-concrète et intellectuelle (théologique, philosophique et scientifique), la modernité capitaliste n’a pas d’autre projet que l’objectivation marchande, c’est-à-dire la réification ou la chosification. Il s’agit de transformer en objets séparés et quantifiables l’ensemble des éléments de la réalité phénoménale. La seule mesure légitime, dans cette modernité capitaliste matrice de tous les nihilismes, est la mesure marchande, comptable, statistique. L’humain perd sa dignité, son humanitas est dissoute, il doit devenir homo œconomicus. Le cosmos – avec ses formes, ses forces, ses énergies, ses entités – n’est plus qu’une vaste marchandise. Si la dégradation des rapports sociosphère/biosphère est un phénomène qui remonte au Néolithique, c’est bien sous le capitalisme qu’elle a pris une vitesse folle, empêchant les processus de revitalisation, de régénération de notre habitat : la terre meurt !

Mohammed Taleb (1)

     L’incroyable persistance, l’extension et la radicalisation du climat conflictuel dans le monde nous apprennent que l’humanité n’est pas sortie de l’âge de la prédation. (2) L’Histoire est cyclique, (3) dit-on, et remonte à la surface les mêmes fonds sous un jour nouveau, nous rappelant ainsi au souvenir de ses impayés. S’il échoit aux historiens, aux sociologues, aux économistes et aux politologues d’analyser, de comprendre et d’expliquer les évènements, et aux politiques d’en gérer les implications dans les différents domaines de la société, il appartient aux philosophes de les décrypter, dans l’idée qu’ils ne sont que les résonances amplifiées des comportements individuels conjugués, et donc d’en saisir les sources particulières et communes. C’est à un colossal travail en amont que les penseurs de ce temps sont appelés. Encore enfonceraient-ils des portes ouvertes, dans la mesure où les anciens ont déjà largement défriché le terrain, et cela depuis la plus haute Antiquité. La folie du monde et des hommes n’est pas une découverte. La différence est qu’aujourd’hui cette folie semble délibérément organisée, et ce, à l’échelle planétaire, de manière quasi scientifique, grâce, notamment, aux formidables moyens techniques mis en œuvre, à des fins aussi claires qu’obscures : la domination du monde. Mais par qui et pourquoi? L’idée d’un complot planétaire nourrit la controverse, tenant du fantasme pour les uns, relevant de l’évidence pour les autres. Ce qui est cependant avéré, c’est l’évidente absurdité d’une civilisation appliquée à s’autodétruire et le désarroi général qu’entraîne cette folie. La société de consommation a désintégré les modes traditionnels d’existence et de croyances sans apporter d’autre sens que celui de la satisfaction immédiate du désir, détourné vers la jouissance matérielle à perpétuité. Mais le monde meilleur promis par la science et le progrès technique tarde non seulement à venir mais s’estompe chaque jour davantage pour la plus grande partie de l’humanité. Et là où règne encore un relatif confort, où le niveau de vie se maintient tant bien que mal dans les limites de la décence, où la sécurité continue d’être à peu près assurée, où l’institution judiciaire illustre encore l’état de droit, se profile le spectre de la récession, sous l’ombre menaçante du globalisme, réveillant les vieilles peurs du danger inconnu et obscur et nourrissant l’angoisse existentielle. Le sens du long terme, donc de la retenue, de la modération et de la prudence, garants d’un équilibre, s’est perdu dans l’immédiateté de la jouissance, dans l’ivresse de la profusion, dans l’appétence consumériste. Accompagnant le courant, le politique s’est peu à peu distancé de sa vocation de prévoyance (4) pour pratiquer la courte vue. On en revient, mais la débauche a laissé des séquelles et entre temps, le pouvoir réel a glissé ailleurs et changé d’échelle. En fait, ce glissement s’est fait dans deux directions apparemment opposées mais complémentaires : vers le sommet, par le biais des organisations supranationales qui se substituent de plus en plus aux États ; vers la base, par le phénomène des masses, emportées par un même courant de jouissance matérielle et dont les exigences, par ailleurs attisées par un système consumériste (5), créent une pression permanente et souvent explosive, entraînant les politiques à la pratique du sondage et de la démagogie.

     Face aux incertitudes que donne un monde qui change très vite, trop vite (6), que l’on comprend de moins en moins, voire plus du tout ; face à la défiance qu’inspirent les politiques et les institutions qui semblent ne plus rien maîtriser et que l’on soupçonne même de connivence avec des forces supranationales aux objectifs enveloppés ; face à des perspectives d’avenir sérieusement compromises et aux problèmes environnementaux lourds de menaces ; face à tous les évènements tragiques et aux catastrophes de toutes sortes répercutées par les orgues médiatiques en temps réel ; face au terrorisme prêt à frapper n’importe où et n’importe quand, à l’insécurité qui plane un peu partout, à l’incivilité, aux comportements grossiers et violents d’individus abrutis, à la détérioration des services publics et des conditions de travail ; face aux culpabilisations entretenues par une instrumentalisation de l’Histoire, une lecture idéologique et décontextualisée des évènements, au terrorisme intellectuel qui muselle le débat et plombe la liberté d’expression, à toutes les manœuvres de délégitimation du sentiment identitaire et de l’attachement à sa culture, si nécessaire, par l’imprécation systématique, la diabolisation et le lynchage médiatique ; face, donc, à la crispation sociale, à l’éclatement et à l’inversion des valeurs, à tous les dévoiements et dérèglements, relayés par les stratégies de manipulation, de diversion, d’étourdissement, de décervelage, d’aliénation, de dépossession…. l’individu, jusque-là totalement immergé dans l’esprit du siècle mais tant soit peu intègre et lucide, se sent bien seul, démuni et désemparé. C’est le moins que l’on puisse dire. Par conséquent, ou bien il s’en remet à la fatalité et se résigne à demeurer tel le fétu de paille emporté par le vent et advienne que pourra ; ou bien son instinct grégaire réveillé l’amènera à chercher refuge dans la foule, le groupe, le clan ou toute autre forme de réunion d’individus offrant, sinon une identité, du moins une appartenance, sinon du sens, du moins des repères ; ou encore, entonnant le « Tout va très bien, Madame la Marquise », il s’étourdira dans le tourbillon d’une société festive, ludique et sportive qui prodigue les sensations et les béatitudes sur mesure ; ou alors, à la manière d’un Philippe Murray, il marque un temps d’arrêt et pose la question : « Il se passe quoi ? » Mais tôt ou tard, cette question se pose, en ces termes ou autrement. La cloche du rappel finit toujours par sonner. Quand on vit enfin, on ne réfléchit pas sur ce qu’on vit : on en profite tout simplement, écrit Victor-Lévy Beaulieu. Le questionnement vient après, une fois que le corps s’est délesté de sa fureur de vivre. (7) Le délestage se produit généralement avec l’âge. Mais les évènements de la vie peuvent le hâter. La marche actuelle du monde et l’état de la société aussi.

 

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

Notes :

(1) Mohammed Taleb, La science, l’objectivation marchande et la modernité capitaliste, sur le site science-islam.net, article issu et remanié de l’ouvrage Science et Archétypes. Fragments philosophiques pour un réenchantement du monde. Dervy 2002.

(2) Persistance, en Asie, des tensions entre l’Inde et Le Pakistan à propos du Cachemire, entre les deux Corées, entre la Chine et Taïwan ; guerre d’Afghanistan. Situation instable au Moyen-Orient : Irak, Syrie, conflit israélo-palestinien. Conflits incessants en Afrique (Nigéria, Cameroun, Congo, Soudan, Éthiopie…). Guerres civiles, guérillas politiques, trafics criminels un peu partout… sans même parler de la guerre commerciale entre États qui ont souvent des implications indirects dans les conflits guerriers.

(3) Paul Le Cour, L’Ère du Verseau, Dervy-Livres 1937 – Jean-Charles Pichon, Les Cycles du retour éternel, Robert Laffont 1963 – Jean Phaure, Le cycle de l’humanité adamique, Dervy-Livres 1988…

(4) «Gouverner c’est prévoir.» (phrase attribuée à Émile de Girardin, journaliste et homme politique français, 1806-1881).

(5) Voir le chapitre L’œuvre perverse.

(6) « Le monde moderne ne se meut pas trop vite. Il se meut de moins en moins. Ce sont ses absurdes mécaniques volantes qui se vissent dans l’espace avec la rapidité de la foudre. Lui tend à l’immobilité, car c’est être immobile que de tourner en rond. » Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ? Gallimard 1953, p. 201.

(7) L’héritage, Œuvres complètes tome 36, Éditions Trois Pistoles 2005

2 commentaires sur “L’autophagie du monde : la question du sens 1

  1. Le capitalisme actuel est une dictature économique qui fait beaucoup de victimes non reconnues.

    Et la technologie modifie les comportements plus vite que le mental ne sait s’adapter, comme un enfant qui joue avec des allumettes avant d’en connaître le danger.
    Le dérèglement climatique sera t-il fédérateur ou au contraire source d’encore plus de conflits?
    J’aimerais que ce soit la première hypothèse mais je ne suis pas très optimiste ou peut-être faudra t-il en arriver à un degré extrême de catastrophes avant de devenir « plus sage »…

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