L’autophagie du monde : l’oeuvre subversive 1

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Toile d’Igor Morski

… le capitalisme, terme qu’il faut entendre plus que jamais comme désignant le système global de la circulation de la valeur, serait désormais la consommation de l’humanité par elle-même. En plaçant l’homme dans le cycle continu des emplois de la nature, la société d’utilité, ce « système sans maîtres », fait de l’homme une ressource consommable comme les autres. Le capitalisme tardif, qui accomplit peut-être l’essence de ce système, serait caractérisé moins par la consommation d’un surplus au travail socialement nécessaire que par une autophagie.

Denis Duclos (1)

     La civilisation moderne est inféodée à l’économie de marché et à sa doctrine globaliste qui a pour particularité, inédite dans les sociétés humaines, de rompre avec le lien social, fruit de l’histoire et de la tradition, fondé sur un compromis politique et social dont l’économie n’était qu’un prolongement. Pour l’historien de l’économie hongrois, Karl Polanyi, aucune société ne saurait naturellement vivre, même pour peu de temps, sans posséder une économie d’une sorte ou d’une autre ; mais avant notre époque, aucune économie n’a jamais existé qui fut, même en principe, sous la dépendance des marchés. (2) En fait, l’économie de marché tend non seulement à fonctionner indépendamment de la société en tant que système social, mais aussi, sinon à désagréger cette dernière en tant qu’organisme ayant ses métabolismes propres et donc susceptible de limiter son emprise, du moins à devenir l’unique champ de l’organisation sociale. Cette substitution, du fait de détourner les individus de l’intérêt général et des solidarités traditionnelles qui assuraient jusqu’alors la cohésion sociale et sociétale, au profit des égoïsmes particuliers et de l’individu modélisé et exacerbé, rompt non seulement le lien social mais aussi le lien politique. Il en résulte une perte de la civilité (3), une aggravation des problèmes sociaux et des inégalités sociales, la mise à l’écart, voire l’abandon des plus faibles, ainsi qu’une désaffection grandissante envers la politique et par conséquent, une perte du civisme. (4)

Pour Karl Polanyi, loin de devoir envisager un improbable retour à ce que fut la société pré-moderne, il faudrait donc, pour retrouver un équilibre, « réencastrer » l’économie dans la société, c’est-à-dire réduire le lien marchand et revaloriser le lien social. Certes, mais la tâche s’avère ardue car autant le lien marchand, multinationalisé, jouit de la grosseur et donc de la force de résistance d’une corde, autant le lien social, réduit à des échelles moindres et dépendant fortement des particularismes nationaux et locaux, n’est qu’une ficelle à côté, voire un simple fil souvent bien ténu. Les forces en rapport ne sont donc pas équitables. D’où le levier de l’altermondialisme qui a pour vocation de fédérer et de mobiliser les plus pauvres et les plus démunis dans un cadre extranational pour traiter les problèmes économiques et sociaux à l’échelle de la planète. (5) En réalité, l’altermondialisme – un mondialisme de gauche au demeurant car inspiré de l’ancien internationalisme- vise les mêmes résultats que son antagoniste : la destruction des États-nations et des identités, pour aboutir à un cosmopolitisme planétaire, en vue d’un métissage généralisé, c’est-à-dire de la fusion des peuples de la Terre en une population mondiale composée de masses déracinées, déculturées, manipulables et interchangeables à merci, les pays n’étant plus que des zones d’activités à géographie variable, ouvertes aux délocalisations des entreprises, aux flux monétaires et migratoires. C’est à ses fruits qu’on reconnaît un arbre. Ainsi, si le mondialisme marchand a finalement damé le pion à l’internationalisme, les frères ennemis risquent néanmoins de se retrouver aux convergences de l’Histoire. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le slogan altermondialiste « le monde n’est pas une marchandise » résonne comme un légitime cri d’indignation et doit s’ériger en principe non négociable pour tous ceux s’opposent au globalisme marchand. Au-delà du noyautage des organisations de résistance et d’opposition par des activistes politiques opportunément reconvertis dans de nouveaux champs d’actions, au-delà donc des idéologies qui se cherchent une nouvelle dialectique, ces mouvements inspirent des réflexions, des prospectives et des pratiques réellement alternatives et posent les jalons de la société post-moderne. On pense évidemment au commerce équitable, à l’agriculture biologique ou du moins raisonnée, aux campagnes qui favorisent les produits locaux et les échanges directs entre les producteurs, les fabricants et les consommateurs, aux médecines parallèles et douces, etc.

Le marché est ainsi devenu le credo commun à tous les pays de la planète, tous régimes politiques confondus. (6) Cette religion mondiale, véhiculée par la pensée unique à travers la liturgie des institutions mondialistes, évolue inexorablement vers le fondamentalisme économique : l’intégrisme de la prédation. Partout le vernis craque et dissimule de moins en moins la nature du système dominant : une mécanique à vampiriser la substance, à quantifier et à aliéner toutes choses à la force centrifuge des égocentrismes massifiés, sorte de gigantesque et monstrueux estomac retourné qui digère le corps de l’intérieur et dont les sucs ont pour noms profit et domination, les parfaites antithèses de la conscience et de la compassion, de la vie et du vivant.

Dans la logique totalitaire de cette autophagie, il n’est rien qui ne soit convertible en produit et donc en valeur, rien que le marché ne puisse finalement absorber. Cette voracité, doublée d’une soif inextinguible, semble n’avoir plus aucune limite. Et loin de la mettre en panne, toute crise lui apporte un regain d’imagination. Ainsi, les problèmes qu’il crée se transforment à leur tour en autant de créneaux car tout et son contraire sont solubles dans le marché. Dans la société de marché reverdie, écrit la journaliste Agnès Sinaï, l’environnement est une catégorie économique comme une autre, puisque tous les champs de la vie sociale sont soumis à l’économie, sur fond de régression des services publics et de montée en puissance d’une techno-politique sécuritaire. La débâcle environnementale offre de nouvelles opportunités à la raison économique, qui voit s’ouvrir une nouvelle industrie de réparation de la nature, des champs palliatifs de la séquestration (du gaz carbonique), formellement inscrite dans la loi Grenelle, aux succédanés nanotechnologiques et autres agrocarburants «verts». (7)

Le tropisme affairiste (8) est endogène à l’esprit de marché en tant que Weltanschauung. (9) Les capitalistes nous vendront eux-mêmes la corde avec laquelle nous les pendrons, prédisait jadis Lénine. Si l’Histoire ne l’a pas suivi, la formule cynique n’a rien perdu de sa pertinence. Cette obsession du tout-marché, abritée derrière l’idée de concurrence libre et non faussée, gagne les marchés publics et vise également les institutions intermédiaires. (10) En 2006, les marchés publics représentaient 1800 milliards d’euros, soit 16 % du produit intérieur brut de l’Union Européenne. Il est évident qu’en tel chiffre attise les appétits mercantiles. Et l’eurocratie s’applique à les satisfaire si l’on en croit cette annonce de la Commission européenne : La Commission présentera en 2011 une proposition législative pour un instrument communautaire s’appuyant sur la mise en œuvre des engagements internationaux de l’Union européenne pour renforcer sa capacité à s’assurer d’une symétrie renforcée dans l’accès aux marchés publics dans les pays industrialisés et les grands pays émergents. (Communication « Vers un Acte pour le Marché unique – Pour une économie sociale de marché hautement compétitive – 50 propositions pour mieux travailler, entreprendre et échanger ensemble »). Les voies de l’enfer sont toujours pavées de bonnes intentions, comme on sait.

Une société asservie à une économie de marché idéalement ultralibérale, c’est-à-dire livrée à elle-même, évolue vers le détournement et le renversement systématiques de la connaissance et du vivant à des fins exclusivement mercantiles, véhicule et propage la subversion des valeurs et s’enfonce inéluctablement dans l’abomination. Quand le veau d’or est érigé en idole, plus rien n’est sacré et on fait commerce de tout.

Après la mise à sac des ressources de la planète se profile la conquête de l’espace dont l’exploration engage déjà des investissements considérables, avec des retours à leur mesure. L’espace est un domaine rentable, annonce d’emblée le dossier du site Luxorion consacré aux retombées économiques de la conquête spatiale… Par nature, depuis plus d’un demi siècle, le domaine spatial est un secteur d’avenir qui est également à la pointe de la technologie. L’espace se vend littéralement à prix d’or mais non sans raisons…. Aussi, il faut le répéter, de nos jours 1 euro investi dans l’espace en rapporte 3 et touche tous les jours de nouveaux secteurs. (11) On pourra toujours gloser sur les nécessités scientifiques de ces recherches ainsi que sur leurs bienfaits présents et à venir. Et en effet, non seulement elles affinent notre connaissance de l’univers de donc de notre propre planète, mais elles donnent également lieu à de multiples innovations (12) dans de nombreux autres domaines, grâce, notamment, au transfert de technologie. Par ailleurs, source d’emplois, elles font vivre des milliers de personnes, un argument péremptoire par les temps qui courent. Mais on ne nous enlèvera pas de l’idée que c’est essentiellement la conquête et le développement des marchés commerciaux afférents qui motivent cet investissement, qu’au-delà du concert de violons qui nous jouent la symphonie de l’amour-de-la-science-et-des-bienfaits-pour-l’humanité, c’est toujours la logique marchande qui prévaut. (13) Et là où des sommes colossales sont engagées, où les enjeux sont de taille, cette logique devient proprement offensive et implacable. Ce courant est largement porté, d’une part, par des politiques budgétaires conséquentes quand la maîtrise du spatial est considéré comme l’attribut des grandes nations (14), d’autre part, par l’engouement d’un certain public pour l’aventure spatiale.

N’est-il pas déraisonnable d’investir autant de moyens dans la conquête spatiale quand il s’agirait de faire de notre planète une priorité générale, tant sur le plan environnemental qu’humain ? Notre civilisation marchande et technicienne, qui continue de dévaster la planète et de la rendre inhabitable, se comporterait-elle différemment dans l’espace ? Il est permis d’en douter. Plusieurs milliers de satellites planent déjà au-dessus de nos têtes, civils bien-sûr, militaires certainement et nucléaires parfois. Or, il est fréquent que ces engins se désintègrent, entraînant d’énormes risques de catastrophes. Mais ce qui paraissait une coupable négligence de la part des grandes nations satelloboles, écrivait le commandant Cousteau, est en train de devenir une preuve affligeante -une de plus- de notre criminelle incapacité à gérer le progrès technique : 30 ans à peine après la mise en orbite du premier Spoutnik, au rythme des lancements, des désintégrations et des avaries, des centaines de milliers de débris, gros et petits, ont enveloppé notre terre d’une poubelle irrécupérable, dotée d’une formidable énergie cinétique. (15)

On nous a tant vanté et on continue de nous vanter les bienfaits du progrès technique pour l’humanité. Mais dans la réalité, les équilibres naturels continuent d’être menacés et rompus, partout la précarité s’installe et la pauvreté gagne du terrain, y compris dans les pays réputés nantis. De moins en moins d’hommes jouissent de ces bienfaits, au bénéfice d’une classe d’accapareurs qui croule sous la quantité inconséquemment exploitée, outrancièrement accumulée et chichement redistribuée.

En apparence, l’esprit de lucre ne se plie devant ce qui le contrecarre ou tente de le réguler que pour mieux le contourner et le détourner. Il n’hésite pas à se couler dans les circuits parallèles et souterrains où l’on se joue des lois et des règlementations, de la déontologie et de la morale, du respect dû au vivant et de la dignité humaine. Ce sont là autant d’abstractions impalpables qui contrarient la spéculation, obligeant celle-ci à se subtiliser sans cesse, à pousser dans le raffinement du mensonge et de la tromperie. On songe, par exemple, aux montagnes d’ingéniosités déployées pour blanchir les revenus du seul narcotrafic qui, à en croire les investigateurs de fond, sont à ce point fondus dans le flux monétaire international, que c’est l’économie mondiale tout entière qui s’effondrerait si on les en retirait. Antonio Maria Costa, le Directeur exécutif de l’Office des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime, l’affirme : Ce sont les milliards de dollars des revenus de la drogue qui ont permis au système financier mondial de ne pas couler, au plus fort de la crise financière internationale. (…) la majorité de cet argent a été absorbé dans le système économique légal et a servi de pilier fondamental contre la crise. (…) les prêts interbancaires ont été financés par les revenus de la vente de la drogue et autres activités illégales. Il y a clairement des signes qui montrent que certaines banques ont été sauvées par cet argent. (16) Ces déclarations ont été largement relayées par la presse. Et si on cumule les revenus du narcotrafic avec ceux de la cybercriminalité, en hausse constante (17), sans même évoquer les multiples autres trafics, on se demande si l’argent sale ne dépasse pas celui du travail régulier ! Du moins un tel basculement dans l’absurdité n’est-il plus impossible dans une époque qui érige la subversion en système et tend à généraliser le renversement des valeurs et de l’ordre naturel.

La technique était censée être au service de l’homme, de son bien-être, de son évolution. Mais progressivement, les moyens de ces fins se sont détournés de leur destination première, du moins prétendue telle, pour se centrer sur eux-mêmes, décalant l’humain de plus en plus pour l’écarter finalement et donc s’en passer tout à fait. La machine infernale s’est emballée et le carrousel tourne de plus en plus vite, donnant le vertige à ceux qui tentent de s’y maintenir en équilibre. Et plus personne ne semble pouvoir maîtriser ce dérèglement dont la surchauffe menace de tout faire sauter. La perfection des moyens et la confusion des buts semblent caractériser notre époque, observait Einstein qui fit de même cet autre constat que rien, depuis, n’est venu démentir, bien au contraire : Il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité. Elle l’a dépassée et donc déclassée !

 

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

 

Notes

(1) Manière de voir, Le Monde Diplomatique, hors-série de mars 1997 – Culture, Idéologie et Société, p. 13

(2) La Grande Transformation, Gallimard 1944, réédité en 1983 et en 2009.

(3) Nous n’employons intentionnellement pas la formule du « vivre ensemble », concept issu de l’idéologie bicéphale du multiculturalisme et de l’interculturalisme, « à savoir un système de pensée qui favorise le contraste au détriment de l’harmonie, qui valorise ce qui divise au détriment de ce qui rassemble, qui défend les valeurs individuelles au détriment des valeurs collectives, et qui louange la diversité au détriment de la cohésion. » écrit Michel Lincourt dans Présence des LumièresLe multiculturalisme se cache derrière l’interculturalisme, sur le site michellincourt.com (23 mars 2011). Dans les faits, ce sont les pays d’accueil et les seuls citoyens d’origine qui sont sommés de changer leur comportement. D’où le sentiment que le vivre ensemble se borne au devoir vivre avec…

(4) Au-delà des affaires de corruption qui secouent périodiquement le monde politique, au-delà du clientélisme et du népotisme, le sentiment que les politiques ne détiennent plus les clefs du pouvoir est de plus en plus largement partagé.

(5)  DicoTotalCinq cents mots pour la dissidence – Polemia janvier 2010, p.56

(6) Il demeure bien quelques poches de résistance (Cuba et la Corée du Nord, par exemple, deux régimes socialistes à parti unique), mais elles finiront par tomber tôt ou tard. C’est commercialement inéluctable !

(7) Repeindre la société en vert, Le Monde Diplomatique du 13 octobre 2008

(8) L’affairisme entendu comme une doctrine qui consiste à tout assujettir à l’argent.

(9) La Weltanschauung, concept forgé par le philosophe allemand Kant en 1790 dans sa Critique de la faculté de juger, traduit la perception, la vision du monde, de la réalité, de la place de l’homme dans cette réalité.

(10) Églises, écoles, associations, coopératives et tous les acteurs sociaux en général.

(11) http://www.astrosurf.com/luxorion/astronautique-retombees-sondages.htm

(12) On estime à 1600 le nombre d’innovations dus à la seule NASA !

(13) « Le tourisme spatial promet une concurrence acharnée » titre le Figaro.fr du 14 janvier 2011 dans sa page consacrée à l’actualité scientifique, sous la plume de Tristan Vey. L’agence spatiale russe, Space Adventures, Virgin Galactic, EADS Astrium, XCOR Aerospace et Dassault sont sur la lice, pour ne citer que les principales compagnies. Il semblerait donc, comme on le voit, que l’aventure spatiale finira elle aussi en fête foraine.

(14) Maîtrise utile en cas de conflit militaire, notamment.

(15) Calypso Log n° 61 de septembre 1987

(16) Sauver les banques, c’était certes sauver le crédit, donc la force d’investissement et de consommation, mais n’était-ce pas aussi donner de l’alcool à un alcoolique ? Principaux acteurs de la crise financière, elles n’ont pas modifié leurs pratiques et donnent de plus belle dans la spéculation, notamment sur les matières premières. Qui a bu boira !

(17) « Selon la gendarmerie française, les bénéfices assurés par la cybercriminalité dans le monde ont dépassé ceux du narcotrafic » avait dit l’expert du Laboratoire Kaspersky, Serguei Novikov, lors du 4e Forum International pour la lutte contre la Cybercriminalité qui s’était tenu à Lille en mars 2010 et réunissant plus de 1500 experts.

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