L’autophagie du monde : pour éviter le chausse-trappe final 1

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Étranger, les jeux sont faits sur la terre,
les peines et les pleurs font diadème au veau d’or.
Glenmor (1)

     La tragédie humaine n’a-t-elle pas toujours été celle de l’identité menacée ou perdue ? Or, le système qui nous tient lieu de civilisation ne s’embarrasse des identités que pour autant qu’elles fournissent des informations exploitables et apportent des variations connexes. La personne n’est ainsi reconnue que dans sa partie intégrable à un modèle défini, c’est-à-dire par sa capacité à se projeter et à s’investir dans un contexte donné, dans une action ou une entreprise particulières. Dans la société marchande, le management des ressources humaines est devenu une spécialité de pointe. Le néopaternalisme pratiqué par certaines firmes n’est jamais qu’une habile stratégie de neutralisation de la contingence humaine, une domestication douce, en quelque sorte, de l’animal humain faillible et imprévisible, autant prompt à l’ingratitude qu’à la versatilité. Ici, la valorisation, souvent ostentatoire, vise davantage une servilité consentie qu’une réelle reconnaissance, d’autant plus que les conditions de travail exigées en contrepartie, justifiées par les impératifs d’une économie exacerbée, n’ont d’humain que la gestuelle mécanisée ou la parole soumise et convenue.

     L’homme rêve-t-il de passer un jour directement de la semence d’herbe ou de maïs au litre de lait sans l’intermédiaire du sol ni de la vache ? D’arriver instantanément n’importe où et de faire réceptionner un colis avant même de l’avoir expédié ? L’absurdité de ce qu’on observe le laisse à penser. Mais le pays de cocagne qui cherche frénétiquement à s’édifier n’est en définitive qu’une fête foraine sur un vaste champ de foire et… d’empoigne. Et le fou rire nous prendrait si cette folle excroissance ne menaçait pas les fondements de la vie elle-même. Laissons donc aux divertisseurs professionnels et aux ténors de la faconde le soin d’étourdir ceux qui ont opté pour l’infantilisme. Laissons-les dans l’idée que la niaiserie exorcise la peur et l’ennui. Enfin, laissons-leur croire que le loup n’y est pas. Acta est fabula.

     Tout au long des cinq siècles écoulés, le rationalisme et le scientisme se sont sûrement infusés dans les esprits pour se généraliser et se particulariser dans la mentalité technicienne, véhicule et fer de lance de l’esprit de profit. Encore le terme de lucre conviendrait-il mieux dans la mesure où, d’une part, profiter signifie « faire des progrès » (du latin profectum) -ce qui est en soi logique et positif- et où, d’autre part, lucrativus (avantageux) est un dérivé de lucrum (profit) -d’où, justement, une certaine dérive… Dans ce sens, tirer avantage du progrès apparaît encore comme naturel, moral et légitime, quoique la proposition exprime en fait un pléonasme puisque avantage signifie « avancer ». Mais c’est précisément ce dernier sens qui éclaire le premier. La notion d’avance est étymologiquement liée à celle de finance (gain ou dépense anticipée, transférée dans le futur), ce qui renvoie à la notion de crédit (le vrai accordé sous condition).

     Depuis sa sortie de l’Éden génésiaque, l’homme a vécu une longue et douloureuse quête du paradis perdu. Et faute de l’avoir retrouvé, il a tenté de le reproduire. Mais c’est de l’avoir fait sous condition, par le transfert et la projection, qui explique son échec. Car c’est de conditionner le vrai (le réel) qui entraîne à chosifier les êtres, à objétiser les choses, à tout définir pour finir par tout réduire à des termes d’échange et donc, par enchaînement logique, à instrumentaliser la vie entière. C’est certainement une manière de répondre à l’évidence que, rien n’étant chose en soi car tout étant composé et interdépendant donc relatif, il n’est rien qui ne soit convertible donc interchangeable. Mais c’est oublier que l’Absolu s’impose à la relativité aussi sûrement que le sommet à la base du triangle ; que dans un univers sphérique, aucune ligne n’atteint à la droite absolue ; que progresser c’est aussi monter et intégrer une nouvelle dimension d’être De même, aucun système conditionnel et unidimensionnel ne peut conduire au paradis, en tant que lieu de l’Essentiel, indicible et irréductible.

     La technique n’est rien par elle-même. Il est donc vain de vouloir la maîtriser et l’esprit ne change pas sa direction. Le technocentrisme n’est jamais que l’ultime expression de l’égocentrisme, l’outil d’abord puis son avatar, la machine, n’étant que les prolongements artificiels de l’humain. Les problèmes surgissent dès lors que le prolongement domine, au point d’échapper à la maîtrise. (2)

     La pratique exclusive des sciences de la matière a inspiré des préjugés et induit des comportements particulièrement funestes. La prépondérance d’une économie focalisée sur le seul profit s’est non seulement traduite par la brutalité ravageuse à l’encontre du monde minéral et végétal et la cruauté barbare à l’encontre du monde animal mais aussi par sa dureté à l’encontre de l’homme qui, après avoir été réduit à un simple moyen (la ressource humaine) se découvre de plus en plus inutile dans un système de société centrifuge et exclusif dont il n’a d’ailleurs jamais été le centre ni la fin. Ceux qui, de plus en plus nombreux, tombent dans la précarité, le réalisent concrètement. Quant à ceux qui sont ou se croient encore épargnés, ils ne manqueront pas d’y être confrontés, directement ou indirectement, sous une forme ou une autre. La centrifugeuse est en pilotage automatique et ne fait plus dans le détail. Le temps est compressible et rattrapera tout le monde. Car le temps c’est de l’argent et l’impératif de la croissance perpétuelle fait qu’il en faut toujours davantage, plus vite et au moindre coût, quitte à sacrifier qualité et dignité. La dégradation actuelle et généralisée des conditions de travail ainsi que l’aberration de certaines méthodes, congestives et exploitrices, loin de constituer une marginalité, s’inscrivent dans une continuité logique. L’absurde aussi a sa cohérence. L’esprit de profit, tel le feu, n’est jamais rassasié. La recherche du moindre coût, imposée, justifiée et donc légitimée par un marché ultra concurrentiel, amène les entreprises à licencier ou à délocaliser, obligeant ainsi les personnes à une flexibilité et une mobilité auxquelles leur mode de vie jusqu’alors sédentaire les avait peu préparées. Il est d’ailleurs curieux de remarquer à quel point ce phénomène se fait l’écho des premiers temps de l’humanité que fut le Paléolithique. Sauf qu’au lieu de suivre les troupeaux itinérants, les hommes doivent maintenant pister les entreprises susceptibles de les embaucher ou, à défaut, actionner tous les leviers de l’assistanat. C’est même devenu une véritable prouesse de survie. Et pour ne rien faciliter, le marché du travail place tout le monde en défaut de quelque chose : on est trop ou pas assez diplômé, trop ou pas assez expérimenté, trop ou pas assez âgé… À force, donc, de nous placer en défaut de tout, ce système finira par nous mettre aussi en défaut de nous-mêmes !

     La tiers-mondisation actuelle de l’Occident peut sans doute se voir comme une ironie de l’Histoire, où les retours de manivelle finissent immanquablement par se produire (bien mal acquis ne profitant jamais). Mais l’ascension des « dragons de l’Est » et autres pays dits émergents est loin de se solder par des progrès sociaux et politiques équivalents. Le Japon et la Corée du Sud ont amorcé une irrémédiable récession. C’est que rester au sommet tient de l’équilibrisme permanent, exige une politique agressive de reconquête sans fin et donc, en quelque sorte, une stratégie et une logistique de guerre.

     L’ancienne malédiction biblique qui condamna l’homme à devoir manger le pain à la sueur de son front (3) est devenue quasiment un idéal au sein d’un système qui, nécessitant de moins en moins le travail humain, augmente sans cesse le nombre de ceux qui composent l’humanité superflue. Le paradis promis s’avère à ce point sélectif que tous finiront par en être exclus ! Il est donc risible d’entendre parler d’intégration quand la logique qui sous-tend le système désintègre le tissu social et donc, par définition, les champs d’absorption. Le métabolisme est déréglé. Et c’est sur ces terrains vagues que l’on juxtapose des individus surnuméraires dont on prétend aussi forcer la mixité, un des dogmes de l’intégrationnisme inspiré de l’idéologie égalitariste. Ainsi, à défaut de pouvoir faire une cuisine de qualité où chaque ingrédient aurait sa juste place, on mixe le tout pour obtenir un bouillon qui s’avère finalement immangeable pour tous. La mixité permettrait en effet l’intégration citoyenne et tiendrait à l’écart les tentations communautaristes, écrit Éric Charmes. Et plus loin : de plus en plus de chercheurs considèrent que l’enjeu est avant tout la solidarité redistributive et que cette solidarité ne passe pas nécessairement par un mélange social plus ou moins imposé. (…) les rapports de force et de domination qui traversent les sociétés ne sont pas neutralisés par le fait que des populations diverses se côtoient dans une ambiance en apparence pacifiée. (4)

     De fait, on assiste à des regroupements affinitaires au sein même des zones urbaines de mixité sociale, tendance au demeurant normale et communément partagée -chacun cherchant naturellement son semblable- mais qui risque aussi de recomposer sinon des ghettos, du moins une hétérogénéité compartimentée dans des quartiers jusqu’alors relativement homogènes, avec pour effet la dissémination des zones d’insécurité.

     Le discours sur la mixité sociale amène plusieurs risques en ce qu’il opère comme idéologie se basant sur un consensus de concorde sociale, écrit le sociologue François Bertrand. En l’absence de véritable politique de la ville, ce discours peine à s’inscrire dans le cadre de dispositifs publics opérationnels. Ce n’est pas un hasard si celui-ci semble circonscrit à des bribes de ce qu’il convient d’appeler « politiques de peuplement » dans le secteur du logement social dont les écueils ont été mis en lumière dans un récent rapport du Centre pour l’égalité des chances. Le risque est en effet grand d’aboutir à une gestion d’espaces stigmatisés pour ne pas dire à une gestion de stocks de population où « l’habitant » est ramené au « logé ». (5)

     Le concept de mixité sociale ne traduit pas la volonté de mettre fin au fait qu’il y ait des pauvres et des riches, mais le fait qu’il faille les faire coexister pacifiquement. C’est une résignation qui trahit le renoncement à combattre l’inégalité. Il s’agit bien de réaliser « une gestion harmonieuse de la misère » ! (6)

     Au-delà, donc, des objectifs affichés de lutte contre la discrimination et la ségrégation, la mixité sociale entre en confluence avec la logique du brassage et du déracinement des populations tel qu’il est planifié par le Nouvel Ordre Mondial. (7) Celui-ci vise à subjuguer les nations et à faire éclater leurs frontières pour une libre circulation des marchandises et des travailleurs et, d’une manière générale, à instituer une société ouverte et donc perméable aux seules lois du marché libre-échangiste qui coiffent les droits nationaux et locaux, quand elles ne les désagrègent pas carrément par l’entremise des institutions supranationales noyautées et inféodées. Ce mondialisme de nature totalitaire n’assimile les différences que pour mieux les fondre dans la culture unique du consumérisme. Sur le plan politique, il défend et cherche à généraliser la démocratie, non pas parce qu’il se préoccupe de la souveraineté des peuples mais parce qu’elle représente le système le plus flexible, donc capable de renouveler facilement et périodiquement les forces alternantes, ce qui a comme double avantage de répartir et de noyer les pressions et d’entretenir l’illusion du changement. Quand on sait que la Constitution française a déjà été amendée vingt-quatre fois, on est en droit de se demander si nos institutions n’ont plus de démocratique que le nom…

     En matière de lobby, écrit Étienne Aubrac, l’UE fait l’objet d’une attention spéciale, car le droit communautaire prime sur le droit national dans la quasi-totalité des cas et parce que les pouvoirs ne sont concentrés qu’à quelques endroits bien définis. Et les représentants des groupes d’intérêts ont très bien compris que Bruxelles est « l’épicentre » pour faire du lobbying. Ici pullulent des milliers de lobbyistes, des centaines de sociétés de relations publiques et cabinets d’avocats, une douzaine de think-thanks et des « bureaux d’affaires européennes » de plusieurs centaines d’entreprises. La société civile et les groupes écologistes ne font pas le poids devant l’ampleur des moyens financiers et logistiques développés par l’industrie. Par exemple, la Fédération européenne de l’industrie chimique (CEFIC) dispose de plus de lobbyistes que toutes les organisations de protection de l’environnement réunies.

     Et plus loin : L’UE intervient désormais dans des domaines de plus en plus techniques, qui nécessitent souvent une expertise. Au lieu de réaliser sa propre expertise, la Commission a laissé le champ libre aux lobbyistes, qui sont devenus des interlocuteurs naturels des décisionnaires. Les groupes d’intérêt disposent aujourd’hui d’un accès privilégié aux locaux des institutions européennes.

     Et, loin d’œuvrer pour l’intérêt général, ils se servent des intérêts privés et contribuent à façonner la législation européenne dans un sens favorable aux grandes compagnies qui les rémunèrent. Les groupes de pression cachent soigneusement leurs vraies motivations, en créant des sociétés –écran et en prétendant travailler pour des ONG ou financer des « experts indépendants ». (8)

 

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

 

Notes

(1) Cité par André-Georges Hayon, La voix du clan, UBACS 1990, p. 92

(2) La technique nucléaire est l’exemple le plus frappant d’une non-maîtrise aux conséquences lourdes et durables.

(3) Genèse 3, 19

(4) Pour une approche critique de la mixité sociale, La vie des idées.fr – domaine Société – article du 10.03.2009.

(5) Critique de la mixité sociale dans Politique, revue de débats n° 67 de novembre-décembre 2010.

(6) Dictionnaire collectif de la langue de bois et des concepts opérationnels.

(7) Expression utilisée pour la première fois lors d’un discours prononcé au Congrès américain le 11 septembre 1990 par le président George H.W. Bush. Voir à ce sujet l’article Introduction au Nouvel Ordre Mondial sur le site Nouvel Ordre Mondial.

(8) Union Européenne ou l’union des lobbies ? Ils nous gouvernent… sur le site Nation Presse.Info du 13 avril 2011.

Illustration d’en-tête : Wojtek Siudmak

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