L’autophagie du monde : l’oeuvre subversive 2

Alex Alemany_celestial templePeinture de Tomek Setowsi

 

     Bernanos mettait en doute l’idée selon laquelle la libre entreprise conduirait au bonheur de l’humanité (nous savons maintenant qu’il n’en est rien) car il y aura toujours plus à gagner à satisfaire les vices de l’homme que ses besoins. Pour lui, la technique prétendument libératrice s’avère en réalité liberticide. Les propos de l’écrivain avaient une dimension visionnaire car, plus de soixante ans après leur publication, ils sont plus que jamais d’actualité et préfiguraient déjà le problème des délocalisations. L’extrait cité s’inscrit parmi les grands textes historiques qui furent écrits contre l’emprise funeste de la Technique aujourd’hui triomphante.

     Quand la société impose à l’homme des sacrifices supérieurs aux services qu’elle lui rend, on a le droit de dire qu’elle cesse d’être humaine, qu’elle n’est plus faite pour l’homme, mais contre l’homme.

     Dans ces conditions, s’il arrive qu’elle se maintienne, ce ne peut être qu’aux dépens des citoyens et de leur liberté ! Imbéciles, ne voyez-vous pas que la civilisation des machines exige en effet de vous une discipline chaque jour plus stricte ? Elle l’exige au nom du Progrès, c’est-à-dire au nom d’une conception nouvelle de la vie, imposée aux esprit par son énorme machinerie de propagande et de publicité. Imbéciles ! Comprenez donc que la civilisation des machines est elle-même une machine, dont tous les mouvements doivent être de plus en plus parfaitement synchronisés ! Une récolte exceptionnelle de café au Brésil influe aussitôt sur le cours d’une autre marchandise en Chine, ou en Australie ; le temps n’est certainement pas loin où la plus légère augmentation de salaires au Japon déchaînera des grèves à Détroit ou à Chicago, et finalement mettra une fois encore le feu au monde. Imbéciles ! Avez-vous jamais imaginé que dans une société où les dépendances naturelles ont pris le caractère rigoureux, implacable des rapports mathématiques, vous pourrez aller et venir, acheter ou vendre, travailler ou ne pas travailler, avec la même tranquille bonhomie que vos ancêtres ? Politique d’abord ! disait Maurras. La Civilisation des Machines a aussi sa devise : « Technique d’abord ! Technique partout ! » Imbéciles ! Vous vous dites que la technique ne contrôlera, au pis aller, que votre activité matérielle, et comme vous attendez pour demain la « Semaine des Cinq Heures » et la Foire aux attractions ouverte jour et nuit, cette hypothèse n’a pas de quoi troubler beaucoup votre quiétude. Prenez garde, imbéciles ! Parmi toutes les Techniques, il y a une technique de la discipline et elle ne saurait se satisfaire de l’ancienne obéissance -obtenue vaille que vaille par des procédés empiriques, et dont on aurait dû dire qu’elle était moins la discipline qu’une indiscipline modérée.

     La technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âmes à son Principe, c’est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l’ordre, la vie, ses Raisons de Vivre. Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? La Technique ne peut être discutée, les solutions qu’elle impose étant par définition les plus pratiques. Une solution pratique n’est pas esthétique ou morale. Imbéciles ! La Technique ne se reconnaît-elle pas déjà le droit, par exemple, d’orienter les jeunes enfants vers telle ou telle profession ? N’attendez pas qu’elle se contente toujours de les orienter, elle les désignera. Ainsi, à l’idée morale, et même surnaturelle, de la vocation s’oppose peu à peu celle d’une simple disposition physique et mentale, facilement contrôlable par les Techniciens. Croyez-vous, imbéciles, qu’un tel système, et si rigoureux, puisse subsister par le simple contentement ? Pour l’accepter comme il veut qu’on l’accepte, il faut y croire, il faut y conformer entièrement non seulement ses actes, mais sa conscience. Le système n’admet pas de mécontents. Le rendement d’un mécontent -les statistiques le prouvent- est inférieur de 30% au rendement normal, et de 50 ou 60 % au rendement d’un citoyen qui ne se contente pas de trouver sa situation supportable – en attendant le Paradis- mais qui la tient pour la meilleure possible. Dès lors, le premier venu comprend très bien quelle sorte de collaborateur le technicien est tenu logiquement de former. Il n’y a rien de plus mélancolique que d’entendre les imbéciles donner encore au mot de Démocratie son ancien sens. Imbéciles ! Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère un régime où le technicien serait désigné par le moyen du vote, c’est-à-dire non pas selon son expérience technique garantie par les diplômes, mais selon le degré de sympathie qu’il est capable d’inspirer à l’électeur ? La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d’ailleurs l’électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans ? Imbéciles ! Pensez-vous que la marche de tous ces rouages économiques, étroitement dépendants les uns des autres et tournant à la vitesse de l’éclair va dépendre demain du bon plaisir des braves gens rassemblés dans les comices pour acclamer tel ou tel programme électoral ? Imaginez-vous que la Technique d’orientation professionnelle, après avoir désigné pour quelque emploi subalterne un citoyen jugé particulièrement mal doué, supportera que le vote de ce malheureux décide, en dernier ressort, de l’adoption ou du rejet d’une mesure proposée par la Technique elle-même ? Imbéciles ! Chaque progrès de la Technique vous éloigne un peu plus de la démocratie jadis rêvée par les ouvriers idéalistes du Faubourg Saint-Antoine. Il ne faut vraiment pas comprendre grand chose aux faits politiques de ces dernières années pour refuser encore d’admettre que le Monde moderne a déjà résolu, au seul avantage de la Technique, le problème de la Démocratie. Les États totalitaires, enfants terribles et trop précoces de la Civilisation des Machines, ont tenté de résoudre ce problème brutalement, mais d’un seul coup. Les autres nations brûlaient de les imiter, mais leur évolution vers la dictature s’est trouvée un peu ralentie du fait que, contraintes après Munich d’entrer en guerre contre le hitlérisme et le fascisme, elles ont dû, bon gré mal gré, faire de l’idée démocratique le principal, ou plus exactement l’unique élément de leur propagande. Pour qui sait voir, il n’en est pas moins évident que le Réalisme des démocraties ne se définit nullement lui-même par des déclarations retentissantes et vaines comme, par exemple, celle de la Charte de l’Atlantique, déjà tombée dans l’oubli. Depuis la guerre de 1914, c’est-à-dire depuis leurs premières expériences, avec Lloyd George et Clémenceau, des facilités de la dictature, les Grandes Démocraties ont visiblement perdu toute confiance dans l’efficacité des anciennes méthodes démocratiques de travail et de gouvernement. On peut être sûr que c’est parmi leurs anciens adversaires, dont elles apprécient l’esprit de discipline, qu’elles recruteront bientôt leurs principaux collaborateurs ; elles n’ont que faire des idéalistes, car l’État Technique n’aura demain qu’un seul ennemi : « l’homme qui ne fait pas comme tout le monde » ou encore : « l’homme qui a du temps à perdre » -ou plus simplement si vous voulez : « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique ». (18)

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     Si, comme le constate Bernanos, la société moderne est désormais un ensemble de problèmes à résoudre, c’est du mode de résolution que dépendra l’issue finale. Mais qu’observe-t-on ? Quand une technique entraîne une conséquence fâcheuse, on recourt systématiquement à une autre technique pour la traiter. Ainsi la technique est-elle devenue sa propre antidote, la seule réponse possible et admise aux effets pervers qu’elle produit. Le monde que nous avons crée est le résultat de notre niveau de réflexion, écrit Einstein, mais les problèmes qu’il engendre ne sauraient être résolus à ce même niveau. (19) Or, la société technicienne, d’inspiration scientiste donc techniciste par nature, ne conçoit et n’admet d’autre niveau que le sien. Du haut de son rationalisme sec, rivée à une vision mécaniste de l’existence, du monde, de la matière et du vivant, la technocratie détient les principaux leviers du pouvoir économique, politique et social. Dans un monde qui change vite et qui se complexifie, emporté par le courant impétueux des innovations technologiques et une compétition internationale endiablée, les problèmes à résoudre dépassent de plus en plus les compétences des élus politiques en général et des « décideurs » en particulier. D’où la pratique systématique du recours aux experts et la nécessité de s’entourer toujours davantage d’un personnel de techniciens. Non qu’il faille dénier aux décideurs le droit et même le devoir de s’éclairer par l’entremise des connaisseurs -le conseil et la consultation étant inhérents à l’exercice du pouvoir- encore doit-on veiller à ne pas donner à ces derniers une place disproportionnée par rapport à celle que confère un mandat électif. Un telle survalorisation pose le problème de la légitimité. Car à force de s’en remettre à des spécialistes qui « savent » s’opère une sorte de substitution tacite par glissement organique et, de fait, une délégation filigranée du pouvoir. Ainsi la technocratisation mène-t-elle à une confiscation de la démocratie, le plus normalement du monde. En réalité, il existe une forme de connivence entre les techniciens et les dirigeants qui se servent de la complexité pour justifier leurs choix politiques, se maintenir au pouvoir et le confiner au sein d’une sorte de mandarinat qui fonctionne par cooptation. (20) Cette opacité entretenue explique en partie la défiance à l’égard du politique et la réserve que suscitent les experts chez le citoyen de base, électoralement courtisé mais autrement méprisé et écarté, ravalé au rang d’homme de la rue quand il ne réagit pas dans le sens attendu, souvent même prétendu comme obligé. (21) La pratique de plus en plus courante de la contre-expertise menée par les citoyens est certes une manière de réinvestir le champ politique, mais en définitive, elle cautionne et entérine l’idée d’une gestion purement technicienne de la cité. Il sera difficile de sortir de cette logique carcérale tant que le développement technique figurera en proue de l’évolution de la société, tant, donc, que le matérialisme pratique constituera l’unique philosophie de la vie et prétendra présider à la destinée humaine.

     Notre monde est menacé par une crise dont l’ampleur semble échapper à ceux qui ont le pouvoir de prendre de grandes décisions pour le bien ou pour le mal.

     La puissance déchaînée de l’homme a tout changé, sauf nos modes de pensées et nous glissons vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l’humanité veut vivre. Détourner cette menace est le problème le plus urgent de notre temps.

Einstein

     Une nouvelle façon de penser… Einstein le scientifique avait déjà pressenti cette nécessité impérieuse de remettre le mental rationnel à sa place de serviteur et de donner toute la sienne au mental intuitif. (22) Il affirmera même -chose assez remarquable pour quelqu’un qui se définissait comme un non-croyant- que le sentiment religieux cosmique est le motif le plus puissant et le plus noble de la recherche scientifique. (23) Certains, comme Richard Dawkins, théoricien de l’évolution et militant athée, n’ont voulu voir dans les positions d’Einstein qu’un athéisme poétiquement embelli. (24) Peu importe, au demeurant, Einstein fut, à sa manière, un esprit résolument libre et irréductible, récusant tout dogme et tout conformisme, n’opposant pas la recherche scientifique et la démarche spirituelle ni la physique à la métaphysique, ne voulant jamais vivre, agir et penser que par lui-même.

     Penser par soi-même… À une époque où les chapes de plomb de la pensée unique, du politiquement correct, de l’historiquement correct, du moralement correct, du religieusement correct… dispensent le prêt-à-penser, le prêt-à-croire, le prêt-à-ressentir… c’est la clef qui ouvre les portes d’une nouvelle façon de penser, c’est-à-dire de vivre et d’agir. L’entrée en résistance et en dissidence contre toutes les emprises, contre toutes les entreprises de formatage de l’esprit commence par cette œuvre subversive, une émancipation de la pensée, une décarcération de l’esprit. Mais penser par soi-même ne consiste pas, loin s’en faut, à s’enfermer dans sa singularité car ce serait se fermer au monde. C’est d’abord placer sa pensée à distance de ses avis spontanés ou impulsifs, de son mode habituel de réaction et de relation, de sa manière d’enchaîner les idées ; c’est être attentif au contenu que l’on donne aux mots. Cette mise à distance vise le discernement de ce qui procède de l’émotion, des habitudes, de l’éducation, des conditionnements multiples, des influences subies d’avec la part véritablement personnelle. C’est ensuite considérer la pensée d’autrui, entrer dans la pluralité, accueillir les points de vue, sans adopter ni rejeter ; de là, disposant de nouveaux outils et de nouveaux champs, repenser sa pensée. C’est à ce niveau-là que l’on pense réellement, avec intention, attention et conscience, et que la pensée se forme en s’élargissant, en s’affinant sans cesse. C’est enfin penser en accord avec soi-même, de manière cohérente et conséquente, un «soi» libéré du moi, c’est-à-dire de l’égocentrisme et de l’égotisme, de sorte qu’il puisse intégrer le «même» et donc véritablement participer à la cohésion de tous et ainsi entrer dans l’universalité. Penser par soi-même, ce n’est pas penser seul mais universellement.

     La pensée unique, née de la mondialisation des économies qui appelle logiquement celle des cultures et des sociétés, est imposée de l’extérieur par une caste apatride (25) de bien-pensants qui utilise, notamment, les armes de la désinformation et du terrorisme intellectuel pour étouffer tout débat contradictoire et ainsi asseoir sa domination idéologique. La pensée unique tend à la dissolution de toutes les particularités pour les refondre en une expression conforme. En toutes choses, elle vise la soumission à un modèle unique. C’est une force d’altération et d’incohésion.

     La pensée universelle naît de l’intérieur de la personne engagée dans la conquête de son indépendance d’esprit, fondée sur la reconnaissance de l’unicité et de la singularité de chacun et évoluant vers la convergence de tous. La pensée universelle vise la libération. C’est une force d’intégrité et de cohésion. Elle est à la pensée unique ce qu’un coin de nature intacte est à un terrain vague grillagé et bitumé.

 

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

Notes

(18) Georges Bernanos, La France contre les robots, Laffont 1947

(19) Le prix de l’excellence

(20) On observe le même phénomène dans les milieux du pédagogisme et des sciences de l’éducation, à travers la confusion sémantique entretenue à dessein pour donner à leur phraséologie une plasticité sans limite.

(21) L’adhésion au Traité de Lisbonne, en 2007, comme réponse au « non » du référendum sur la Constitution européenne fut pire qu’un simple déni de démocratie : un coup d’État perpétré par la technocratie régnante !

(22) Est intuitif ce qui est appréhendé directement par l’intelligence, en une saisie immédiate, tandis qu’est discursif ce qui est produit par la médiation du raisonnement. Non inférentielle, l’intuition s’apparente à un sentiment d’évidence.

(23) Ideas and Opinions, Broadway 1995

(24) Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Librairie Académique Perrin 2009, chap. I

(25) Désignée souvent par l’expression « superclasse mondiale »

Illustrations : Tomek Setowski

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