L’autophagie du monde : l’œuvre perverse 2

michael cheval_masters of puppets

Peinture de Michael Cheval

     Si à l’origine la publicité permettait de se faire connaître, elle apparaît aujourd’hui comme le moyen de ne pas se faire oublier, en vertu du « Je suis médiatisé donc je suis », existence onéreuse qui dévore une part importante et croissante du budget des entreprises.(4) Lancée dans la surenchère, elle s’autodétruit et doit renaître de ses cendres sans cesse, avec des exigences accrues. D’où, d’une part, une escalade dans la course aux slogans toujours plus percutants, galvaudant et banalisant tout sur son passage, et, d’autre part, sa descente dans le cloaque des pulsions inférieures. Et à force de ne s’adresser qu’au cerveau reptilien, on finit par induire des comportements frustes, pour ne pas dire barbares. Le trait psychologique, le point de mentalité, la sensibilité particulière, l’état émotionnel sont autant de clefs pour s’introduire dans l’univers psychique ainsi livré aux mêmes dévastations que l’univers environnemental.

     Le grand sourire denté de la publicité est celui d’un redoutable prédateur particulièrement pernicieux. Il ne s’est jamais agi de former un consommateur averti et intelligent. Ce serait vouloir que le cave se rebiffe. La piètre place accordée sur les écrans et dans les médias en général aux contre-pouvoirs consuméristes relève d’un déséquilibre inacceptable dans une société prétendument démocratique. On s’adresse et on ne veut s’adresser qu’à un consommateur paléocéphalique, instinctif et inconscient, pulsionnel, curieux et crédule, dépourvu de jugement et d’esprit critique, excentré et diverti, capricieux, infantile et, par-dessus tout, insatiable, c’est-à-dire enchaîné à l’envie et à la frustration.

Dans un monde où morale et religion sont en perte de vitesse, la publicité, paradoxalement, a assumé le discours de l’idéologie, le rappel à l’ordre et au conformisme du même sécurisant. La publicité enseigne donc d’abord à détourner le Désir vers la pulsion, puis à gérer ces pulsions, à les canaliser (banaliser) en direction d’un produit quelconque à consommer, éteignoir du Désir.

Robert Vigneault (5)

     Un système de production de masse ne peut fonctionner et se développer que dans un milieu standard d’individus stéréotypés, neutres et moutonniers, c’est-à-dire interchangeables à volonté (et, par conséquent, «jetables»). Le monolithisme de la pensée unique assure ce qu’on désigne souvent par l’euphémisme de l’harmonisation.

     La force d’une publicité réside moins dans le produit lui-même que dans son champ contextuel : un lieu, un décor, un moment, une situation, un rapport… C’est dans la juste combinaison de ces éléments, en une subtile association et à leur point de jonction, que le produit réussit son impact. Car si le contexte valorise le produit, ce dernier suggère et même promet le contexte. Un nettoyant miracle est presque toujours présenté dans une cuisine superbe, propre et moderne car c’est d’elle que la ménagère rêve. Ainsi le produit revêt-il la force d’un symbole et devient proprement emblématique. C’est en tant que tel il s’incruste dans l’inconscient, à la manière d’un implant psychique destiné à provoquer le réflexe conditionné.

     Face à ces manipulations, il incombe à chacun de démêler en soi la part mécanisée par les stratégie de parasitage. Non qu’il ne faille pas s’abandonner à la séduction de temps à autre, encore s’agit-il de le faire consciemment, c’est-à-dire librement et en connaissance de cause. Car être séduit à son insu c’est tout simplement être manipulé et courir le risque d’être aussi fourvoyé. Les expériences de la vie nous apprennent qu’il est préférable d’être frustré tout de suite plutôt que d’être déçu ensuite, d’autant plus que la déception n’est jamais qu’une frustration rétroactive créditée des intérêts de l’illusion.

     La publicité offre en quelque sorte une vitrine compilatrice du rêve social, le recueil des typologies du fantasme, le spectacle permanent de la vaste représentation mondaine où seul l’avoir accrédite l’être. Opportune à souhait, elle conjugue sa capacité d’adaptation aux courants qui traversent la société à celles de récupération, d’extrapolation, de détournement et même d’introduction des modes et des tendances. À l’écoute pointue de son temps, elle fait feu de tout bois. Même la publiphobie n’est plus ininflammable face à cette pyromanie universelle, pour peu qu’elle constitue un phénomène sociologique, c’est-à-dire une manifestation connexe et donc une donne quantifiable sur laquelle on peut donc opérer, directement ou indirectement. Et c’est le trait propre à l’esprit de marché que de convertir toute somme initiale en produit final. Loin d’admettre les résistances critiques du citoyen normal, l’institution publicitaire opère sciemment un chantage à l’anormalité qui frappe d’ostracisme tous les « publiphobes », écrit François Brune. Elle pousse ceux qui la rejoignent à rejeter ceux qui se plaignent d’elle, tendant par là, comme tout système totalitaire, à transformer ses victimes en bourreaux. Quiconque émet des doutes est suspecté d’archaïsme. Parler de conditionnement, de mercantilisation de l’imaginaire, c’est passer pour tenant d’une sociologie marxiste dépassée. L’individu vraiment « évolué » doit en même temps rejoindre le grand nombre (supposé publiphile) et rire des marginaux (supposés rétrogrades). Des philosophes postmodernes soutiennent de leurs sophismes cette position, tant ils craignent eux-mêmes d’être exclus de la modernité.(6)

     Cet opportunisme, la publicité le partage avec son alter ego, la propagande, que celle-ci soit politique, culturelle, philosophique ou religieuse. Par nature, tout organisme, toute formation, tout groupe, toute organisation tend à s’étendre et à imposer ses idées et ses pratiques, par une sorte de tropisme de l’universalisme. État ou parti politique, syndicat ou mouvement militant, religion établie ou secte, association d’intérêt ou entreprise, il y a toujours quelque part une marque à imprimer et un produit à faire valoir. Cela dit, une promotion n’est pas plus nécessairement propagandiste qu’un pouvoir n’est forcément dominateur et corruptible. Rien n’est fatal en soi car tout dépend toujours de l’esprit qui préside et de l’œil qui regarde. C’est une question de tournure et de dessein. Dans ce sens, une publicité n’est pas systématiquement une manipulation et peut être une simple information sur un produit qu’il faut bien porter à la connaissance du public.

     La propagande éveille, entretient et exacerbe l’instinct grégaire. Elle s’adresse non pas à la personne mais à l’individu massifié à qui l’on dispense un discours basique et que l’on interpelle par un questionnement fermé, par sondages interposés. Le prêt-à-consommer ne pouvait logiquement que se prolonger dans le prêt-à-penser et le prêt-à-croire. À cet effet, la propagande favorise autant l’irréflexion qu’elle ouvre le champ aux réactions pulsionnelles et passionnelles. L’actualité n’en démontre que trop les conséquences tragiques.

     Le marché généralisé ne peut s’exercer et se développer que dans des milieux culturellement émasculés, voire complètement acculturés, uniformisés et sociologiquement aseptisés, c’est-à-dire où règne l’insignifiance de la personnalité. Et quand celle-ci se pose, elle s’expose aussitôt à l’assimilation comme produit, sinon à la marginalisation.

     L’évolution actuelle de la société voit s’affaiblir le système commutatif de la démocratie face à la montée d’une économie de marché mondialiste toujours moins distributive. Un arbre se reconnaît à ses fruits. Officiant au cœur d’un système de consommation effréné soumis à un rythme d’innovations quasi exponentielles (et donc de dépassements permanents), la publicité nous promet toujours monts et merveilles mais ne réussit, au final, qu’à nous mettre sans cesse en défaut. Car il ne s’agit plus de vanter la plate satisfaction d’un besoin mais, dans une logique de maximisation de l’existence, d’amener celui-ci au débordement par le désir sans cesse attisé et renouvelé, grâce à l’exploitation de toutes les virtualités de jouissance. En quelque sorte, ils s’agit de sortir le besoin des limites du manque objectivable, de ses définitions strictes et donc du champ de la simple fonctionnalité, pour l’inscrire dans la subjectivité désirante, c’est-à-dire dans le champ du signifiant, sur le fil des valeurs dominantes de la société. Ce ne sont plus des choses que l’on consomme mais des signes de reconnaissance qui marquent aussi l’appartenance. Ainsi, l’intégration sociale n’est plus conditionnée par les seules capacités à remplir une fonction et d’assurer ses besoins mais tient surtout au fait de mobiliser en permanence son pouvoir de consommation et donc de montrer (de signifier) sa modernité. On n’est plus dans le banal « je consomme donc j’ai », ni même dans le « je consomme donc je suis » mais dans le « je montre donc je suis » (Ostendo ergo sum). Et c’est là l’œuvre perverse : réduire l’être non plus simplement à l’avoir mais à l’apparence de l’avoir. C’est la chute dans l’artifice total.

      Ainsi la publicité alimente-t-elle le narcissisme, mais dans un contexte déstructuré et déstabilisant, qui n’est donc plus en mesure de porter la construction de l’individu, ni dans sa socialisation ni dans le développement de son autonomie. Comme il n’existe plus de réelle congruence entre la structure sociale et les structures internes de l’individu, de plus en plus livré à lui-même ou à ce qui tient encore lieu de lui-même, celui-ci se retrouve plus que jamais démuni, exposé, perméable et facilement manipulable. Cette cible de choix, servie sur un plateau, la publicité s’applique à en tirer les dernières ressources et donc à parachever son œuvre. En effet, si sa fonction initiale était d’attirer l’attention sur un produit, elle a évolué en substituant le sujet à l’objet, faisant du consommateur lui-même son produit de prédilection qu’elle charge de promouvoir un style de vie, à travers la consommation. Celle-ci devient non seulement une posture mais elle se propose également comme l’antidote universel à ce que la civilisation industrielle, véritablement pathogène, génère comme problèmes, mécontentements, malaises et angoisses, autant de choses devenues elles-mêmes des produits puisqu’elles appellent des palliatifs fournis par… la consommation. C’est le serpent qui se mange par la queue.

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

Notes :

(4) Dans son film documentaire Pas assez de volume ! (2006) Vincent Glenn indique que le budget mondial de la publicité est supérieur à celui de l’éducation. Selon ATTAC, cela représente 1000 milliards de dollars pour la seule année 2003 !

(5) Robert Vigneault, La perversion des maîtres à penser, Lettres québécoises : la revue de l’actualité littéraire, n° 40, 1985-1986, p. 63-65.

(6) Violence de l’idéologie publicitaire, Le Monde Diplomatique, août 1995

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