L’autophagie du monde : L’oeuvre perverse 1

michael cheval_pantins

Peinture de Michael Cheval

Le discours publicitaire n’est pas seulement totalitaire en ce qu’il prétend enfermer le tout de la vie humaine dans la consommation et la marchandise, il l’est bien plus encore en ce qu’il tente de soumettre à son emprise l’ensemble de la cité, contournant les résistances qu’il ne peut forcer, occupant tous les espaces de liberté, jouant plus encore de la passivité que de la séduction et, pour finir, usant de cette violence subtile, qui n’est certes pas la moindre : la violence institutionnelle.

François Brune, Violence de l’idéologie publicitaire, Le Monde Diplomatique, août 1995

  Quand l’esprit se fait arme contre l’Esprit, la rupture est consommée, la boucle verrouillée et la spirale évolutive annihilée. Les abominations de notre époque couronnent l’âge de la prédation. Le fer et le feu y auront réalisé leurs chefs-d’œuvre. Jamais on ne fit si grand cas de l’homme et jamais l’humain n’aura été tant bafoué ; jamais on ne produisit autant de richesses et jamais la misère n’aura été si grande et si tragique ; jamais la démocratie ne se trouva si répandue et jamais la servitude n’aura été à ce point consentie et généralisée ; jamais les connaissances n’atteignirent cette masse et ce niveau et jamais l’ignorance n’aura été si savamment destructrice. L’humanité s’est jetée dans l’ère de la communication et se découvre d’immenses problèmes relationnels. La conquête de l’espace se précise mais le destin de notre planète se trouve de plus en plus compromis. Les enfants gâtés seraient-ils devenus gâteux ? Leur persistance laisse entendre qu’ils ne se possèdent déjà plus…

    En se coupant de la conscience, la science a fait l’impasse sur la vie et s’est hypertrophiée en sciences de la matière et en techniques d’exploitation. En s’aliénant à l’esprit de lucre et de domination, elle a doté les pulsions primaires d’une telle force de frappe et d’un tel espace de résonance que c’est la planète tout entière qui est désormais en péril. On sort d’un rêve d’éden pour se réveiller dans un cauchemar dantesque que plus rien ne semble pouvoir exorciser. Rien, sinon toujours plus de science et de technique. Or, celles-ci sont en voie de réaliser le triptyque qui refermera l’œuvre d’illusion sur elle-même. Le serviteur prétendu du premier tableau, transformé en maître tyrannique sur le second, s’autoproclame sauveur sur le troisième. La considération, le prestige, les honneurs leur sont acquis depuis longtemps. Les gros budgets et la sollicitude des gouvernements démontrent l’ampleur de leur statut. L’amoralité de nombreux scientifiques a facilité le détournement de leurs découvertes à des fins qui étaient loin de viser l’épanouissement de l’espèce humaine. Mais à grand renfort de technologie, la séduction à peu à peu tournée à la mystification, au point que l’idée même de remettre en cause certaines « vérités » scientifiques n’est pas loin de s’assimiler à un blasphème. Une sorte d’inquisition de plus en plus ouverte et arrogante se charge de rappeler les hérétiques aux dogmes institués et de les discréditer s’ils ont le mauvais goût de persister dans leurs égarements. L’incroyable volume de publications scientifiques révèle le degré de fébrilité atteint par la recherche lucrative. La publication est aujourd’hui le point nodal qui témoigne combien la logique de la recherche scientifique s’est emballée, comment elle est devenue folle. Il y a une inflation de publications : de plus en plus d’articles paraissent, qui sont de moins en moins lus par un nombre toujours plus restreint de personnes ! Des Américains ont calculé que, pour lire tout ce qui s’édite, dans les seuls États-Unis et pour le seul domaine scientifique en un an… il faudrait une trentaine d’année ! écrit Philippe Alfonsi. (1)

    Car c’est bien de cela qu’il s’agit, essentiellement : mettre en œuvre systématiquement les données théoriques, les techniques et les méthodes scientifiques, par une rationalisation et une optimisation dans tous les domaines, dans une course effrénée au productivisme et à la rentabilité maximale, c’est-à-dire, finalement, au profit, clef de toute domination. Partout, la technologie triomphante impose sa dictature et le culte rationaliste de la science qui aura ainsi réalisé ce qu’aucune religion expansionniste n’a su atteindre jusqu’à présent : mondialiser son modèle. Mais cette mystique du fer est dépourvue de toute miséricorde et, tout en continuant à détruire la nature et à écraser l’humain, elle s’en prend à l’essence même de la vie par les manipulations génétiques. Et c’est cette ultime tour de Babel qui la confondra. Au lieu d’élever la civilisation, elle fabrique de la barbarie. Les rapports humains et les modes de vie se dégradent vers la primalité et c’est une descente en enfer. Le nombre 666 de l’Apocalypse de Jean symbolise à lui seul cette transcendance avortée : en voulant s’élever à la perfection du sept, le six de l’antagonisme ne réussit qu’à se répéter lui-même.

     Il est pressant de prendre l’issue intérieure, d’autant plus que cette porte-là menace également de se fermer. Mais nous ne la franchirons qu’avec le véhicule que nous sommes, les engins toujours plus sophistiqués que nous fabriquons ne nous aidant plus qu’à tourner en rond de plus en plus vite sur une plate rotondité. Aussi s’agit-il de passer de la conscience du corps qu’on a à la conscience du corps qu’on est et, par-là même, cesser de considérer l’homme comme un instrument à d’autres fins qu’en lui-même. Peu importent les croyances, au demeurant, pourvu qu’elles soient lumineuses et libératrices, aimantes et bienveillantes. L’amour est l’unique réalisme et donc la seule force du réel, l’unique miséricorde et donc le seul salut. Mais gardons-nous de le réduire à quoi que ce soit, encore moins à une quelconque générosité qui se révèle n’être souvent qu’une condescendance dépourvue de tendresse, c’est-à-dire de charité au sens fort du terme (du latin caritas : tendresse). Aimer, c’est d’abord être en conscience et avancer vers toujours plus de conscience. C’est être et laisser être. C’est, individuellement, être présent et vrai et, collectivement, mettre les institutions au service de l’homme dans sa singularité et sa pluralité. « Démécaniser » le monde, c’est d’abord « désinstrumentaliser » l’homme. Mais…

     … Mais la politique peut-elle encore sortir du mécanisme de l’offre et de la demande et reconquérir sa tutelle perdue sur l’économie ? Et cette dernière peut-elle encore s’affranchir du marché, lui-même soumis au profit et à la domination ? Sinon, à quoi les prétendus décisionnaires sont-ils subordonnés ? A quoi ou à qui ? À quel jeu de monopoly grandeur nature se livre-t-on avec les réalités humaines ? Hier encore fantasmatique, la question commence à se faire sensible. Il est temps de se la poser sérieusement, de peur que bientôt elle ne se posera plus pour personne…

    Dans une société qui se projette tout entière dans le marché perpétuel, la dimension spirituelle de l’homme ne représente plus qu’un incontournable paramètre psychique dans la gestion de la matière humaine et, partant, ne peut tenir qu’une place de soupape, d’exutoire et souvent même d’alibi. Pour les tenants du pouvoir, il s’est toujours agi de conformer l’individu et l’opinion publique à l’image de modèles sociologiques aujourd’hui diffusés et infusés massivement par les médias, modèles destinés à devenir l’idéal pour des millions d’individus d’autant plus perméables qu’ils sont en faillite identitaire. Du fait même de son intimisme et de sa récursivité, la publicité en est l’un des vecteurs principaux. Elle a l’air de n’occuper que les interstices qu’elle tend pourtant à élargir et à multiplier. Elle fait figure de pause à la télévision mais cette fausse suspension a fini par donner à sa ponctuation la force du rythme. La parenthèse anodine a ouvert les portes et déroulé le tapis rouge à l’appétence qu’elle attise de plus belle. La grossière bombarde des débuts est devenue un fusil à lunette qui permet un tir ciblé ou groupé, sélectif ou confondu, mais incroyablement efficace. Excepté quelques irréductibles, tout le monde a fini par s’en accommoder, d’autant mieux que sa constance la rend familière, voire sécurisante dans ce sens qu’elle induit l’idée de continuité du système et donc de stabilité du modèle de société.

     Ce n’est pas tant du contenu de la publicité qu’il y a lieu de s’affliger que du fait que celui-ci est effectivement assimilé. Il apparaît même que, plus les messages sont débiles et donc débilitants, mieux ils réussissent à s’ancrer. (2) Grâce au produit x, l’on pourra s’identifier au genre convenu ou idéalisé. Et cette grand-messe permanente à la gloire du narcissisme et du paraître prétend même atteindre à l’art, une promotion valant consécration et lui conférant un pouvoir quasi religieux : entretenir le culte de la société de marché.

     La libido est, quant à elle, une mine inépuisable. De fait, elle est exploitée à volonté. En effet, rien, en matière de séduction du masculin, n’égalera jamais une lèvre pulpeuse au rouge charnel et scintillant, surplombant un décolleté intentionnellement provocateur pour promouvoir un plat fromage ou un noir café. La présence de célébrités confère même au produit une crédibilité égale au sceau de l’authenticité. L’imaginaire, le rêve, la légende, le mythe viennent témoigner du vrai ou de ce qu’il faut tenir pour tel. Mais il s’agit d’un vrai bassement lucratif. D’un côté, on se prête à cette duperie et de l’autre, on se fait fort de soutenir gracieusement des œuvres généreuses. Ainsi les images viennent-elles se rehausser et les consciences s’apaiser. Et puis le public est si complaisant qu’on finit par se croire réellement bon et gentil. De surcroît, l’émotion est un produit immensément porteur. C’est ainsi que l’artifice chute dans le factice. 

   Censée informer et éclairer, c’est-à-dire promouvoir intelligemment et honnêtement, la publicité devient véritablement perverse quand elle pénètre systématiquement dans le subconscient pour l’exploiter comme champ réactif, aux seules fins lucratives. Elle devient néfaste et funeste quand elle s’applique à aliéner l’activité mentale consciente au désir démultiplié de choses et de valeurs conventionnelles, détournant les préoccupations existentielles vers les seules valeurs et réalisations matérielles. Et cette pseudosophie hédonistique tient désormais lieu d’évangile dans une société vouée au marché, génétiquement ultralibérale mais humainement dégénérescente. La connivence entre le politique et l’économique est si étroite et si nébuleuse que la menace totalitaire demeure sérieuse. Les extrêmes ayant pour coutume de se rejoindre, l’ultralibéralisme finira par basculer dans l’ultradirigisme en ce qu’il donne libre cours à la constitution de grands groupes mondiaux multisectoriels et donc dangereusement tentaculaires, capables d’infiltrer les institutions et même de les contourner, d’infléchir ou de juguler les tendances dans un sens voulu. Ainsi, ce qu’on croyait être l’océan feuillu d’une forêt s’avère n’être finalement que la vaste ramification d’un tronc unique. Les intégrismes particuliers font figure de petits rouages au sein de cette vaste mécanique compressive et oppressive.

    Dressage, oui ! s’insurge l’écrivain Cavanna contre la publicité. Mise au pas. Injonction du réflexe conditionné qui projettera automatiquement la main vers l’emballage au logo imprimé de force dans l’inconscient. (3)

Marc Sinniger, L’Autophagie du monde

Pub je lave mon cerveau

Notes :

(1)  Au nom de la Science, Barrault-Taxi 1989, p. 111  
(2) La plupart des émissions de variétés et beaucoup de débats publics ont d’ailleurs adopté le même ton show-businesque et infantilisant. Les dindons de la farce – le public – applaudissent ou huent sur commande à tout propos et parfois sans raison valable.
(3) Coups de sang, Belfond 1991, p. 144   

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